©Mike Sommer

Silences au Musée Rath

par Vanna Karamaounas
26 juillet 2019

Lada Umstätter, conservatrice en chef responsable du domaine Beaux-Arts au Musée d’Art et d’Histoire de Genève depuis 2017. L'exposition dont elle assure le commissariat a lieu au Musée Rath et s‘intitule : Silences

 

Lada Umstätter, vous êtes conservatrice en chef responsable du domaine Beaux-Arts au Musée d’Art et d’Histoire de Genève depuis 2017. Cette exposition dont vous assurez le commissariat a lieu au Musée Rath et s‘intitule : Silences

Vanna Karamaounas : Comment choisit-on le thème d’une exposition ?

Lada Umstätter : On avait très peu de jours pour proposer le thème pour cette exposition, mais il est évident qu’on utilise souvent une petite « valise »  avec quelques idées qui s’accumulent au fil de temps. Je pensais créer une exposition consacrée à la nature-morte, thème banal et complexe à la fois mélangeant les genres et les époques.  Je l’appelais dans mes projets « Vie silencieuse », traduction littérale de l’anglais du mot « nature-morte » (« Still Life »). L’idée de « Silences » est née de ce projet. Je suis partie de la feuille blanche et huit mois plus tard nous avons verni l’exposition. Pour moi c’est le véritable côté magique du métier de conservateur et commissaire d’expositions.

Etait-ce nécessaire que l’exposition soit compartimentée en 10 thèmes pour parler du silence ? 

Non, absolument pas. C’est un choix complètement subjectif. Il y a trente mille façons d’aborder le silence. Le silence c’est une multitude d’états et d’émotions : le calme, le dépaysement, l’arrêt devant le sublime, la solitude,  le secret, le non-dit, l’impossibilité de s’exprimer, etc. On aurait pu choisir 5 ou 20 thèmes et certaines œuvres d’ailleurs peuvent s’inclure dans plusieurs sections. On en a choisi 10.

Que représente pour vous le silence, les silences ? 

Le silence c’est un thème inépuisable : il y aurait matière non pas à une mais à dix expositions, sur autant d’aspects ou de dimensions du sujet.  Ce qui m’a beaucoup intéressée dans la réflexion, c’est justement le degré tellement différent de l’interprétation des silences. Le silence c’est peut-être du luxe dans nos vies agitées, mais aussi la solitude, l’absence de quelqu’un à qui parler, le manque, la dépression, etc… L’amplitude entre deux mondes bien distincts est immense. On a même eu une difficulté pour traduire le titre: le mot n’existe pas en allemand, il en faudrait au moins deux, Stille, le calme, et Schweigen, se taire… En russe, c’est le même problème. En chinois, parait-il, le mot silence n’existe pas, on parle d’un lieu où il n’y a pas de bruit. Cela montre bien la richesse et la complexité de cette notion.

Le silence c’est l’absence de bruit, un état de pause, de suspension dans le temps. Peut-on dire que la nature morte soit la plus adaptée au silence ? 

Oui, la nature morte est un genre « silencieux » par excellence avec des objets immobiles. Dans plusieurs langues d’Europe du nord, on parle de « vie silencieuse », une vie sans la présence humaine, mais avec les objets évoquant la vie. Mais on verra dans cette exposition du Musée Rath qu’il y a aussi des natures mortes extrêmement « bruyantes ».  Au début de l’exposition, dans la partie « Du bruit au silence » on voit une œuvre de l’artiste suisse Aimé Barraud qui introduit une scène très agitée de bataille des Samouraïs dans sa nature morte L’estampe japonaise (vers 1930) et elle change l’image calme et immobile en amenant le bruit. La nature morte de Jan I Brueghel, Bouquet de fleurs dans un vase (1610) évoque notre destin de mortel, le thème de vanité avec un splendide bouquet de fleurs merveilleusement coloré. Des bijoux jetés sur la table et des fleurs fanées à côté du modeste vase en céramique contenant une superbe composition florale nous amène à réfléchir sur la finitude de la vie humaine. La mort est inéluctable et tout le reste n’est que vanité.

Brueghel

La lecture à l’époque n’était pas silencieuse, elle se faisait à haute voix, comme les contes d’ailleurs. Quelle a été la raison qui fasse qu’à un moment, la lecture soit devenue silencieuse ? 

La pra­tique de la lecture silencieuse se développe au Moyen Âge, dans les milieux monastiques et uni­versitaires. Coexistant avec la lecture à haute voix, elle connaît une ampleur importante au siècle des Lumières. Au XVIIIe siècle cette pratique témoigne d’une relation plus secrète, plus personnelle et plus libre avec un livre.

 Quelle est la représentation de la femme dans cette exposition ? 

Elle est représentée dans chaque section de l’exposition, soit comme personnage de la vie quotidienne, dans les scènes de genre avec ses activités « intérieures », domestiques (cuisine, couture, lecture ou écriture), soit comme un être opposé à l’homme dans les œuvres emblématiques de Félix Vallotton. Par exemple, dans son tableau célèbre La Haine (1908) le peintre propose une relecture du conflit entre l’homme et la femme. La femme aussi est intimement liée avec le thème de la mélancolie. On présente également les œuvres des femmes artistes avec un autoportrait énigmatique de Marguerite de Burnat Provins, Autoportrait le doigt sur la bouche (vers 1900) ou un autre Autoportrait (1926) de l’artiste suisse Madeleine Woog réalisé peu avant son décès précoce. 

VK : L’exposition est magnifique. Peintures, gravures, estampes sont réunies sur une période de cinq siècles, du XVe siècle à nos jours. Pourtant, personnellement, je trouve que l’image de la femme n’est pas vraiment positive, elle n’est ni glorieuse ni épanouie, plutôt dévalorisée. L’autoportrait de Madeleine Woog, jeune artiste décédée de la tuberculose se dépeint juste avant de mourir vieillie, amoindrie, malade. Marguerite Burnat-Provins dans son Autoportrait se peint avec le doigt sur la bouche comme si elle était obligée de se taire. Le peintre Vilhelm Hammershoi  dans Intérieur avec piano et femme vêtue en noir (1901) peint sa femme Ida. Elle tourne le dos au piano ; piano symbole social d’éducation. Charles Gleyre humilie Hercule en le contraignant à porter des vêtements de femme et à filer la laine sur une quenouille, Hercule aux pieds d’Omphale (1862).  

 

LU : C’est vrai que les œuvres reflètent la vie des femmes et leurs places dans la société. Et l’image de la femme qui doit se taire ou se réfugier dans les activités domestiques est très liée au thème de silence. C’est aussi très significatif que sur les 130 œuvres nous n’ayons que trois oeuvres peintes par des femmes artistes.

Hammershoi

Pourrait-on imaginer une exposition d’artistes femmes sur le même thème ? 

Oui sûrement. C’est possible, nous aurions pu partir sur cette piste au début : on aurait pu amener plus d'œuvres abstraites, plus d'œuvres contemporaines d'artistes femmes, prendre des œuvres engagées exprimant la parole ou le silence des femmes. Au début de la création d’une exposition on est toujours dans une chambre à plusieurs portes et chacune amène vers un projet différent et passionnant. Et le choix est toujours frustrant !

Est-ce que le silence apporte des réponses à nos croyances religieuses, à l’Amour, la Vie et la Mort, la Nature ? 

Je ne sais pas si elle apporte les réponses mais tous ces sujets sont extrêmement liés avec la thématique du silence. Dans la religion, dans notre rapport avec Dieu ou un être supérieur, il y a toujours cet appel de silence, de colloque silencieux avec Dieu. La mort amène le silence de manière très abrupte, l’amour aussi parce que quand on est amoureux il n’y a plus de mots. Elle touche tous les côtés de la vie humaine avec cette immense amplitude du négatif au positif. Le silence avec des degrés différents.

Mat Collishaw

Est-ce une exposition qui invite au recueillement ? 

Je dirais plutôt à la contemplation et au dialogue silencieux et personnel avec les œuvres. Mais la section « Silence sacré » présente des œuvres religieuses qui ont été peintes pour inviter au recueillement.

Quelle émotion vous a donné cette exposition ? La partie que vous préférez ? 

Cette exposition n’est pas juste un accrochage mais elle pose des questions, elle fait réfléchir et sentir. Elle peut surprendre et intéresser des spécialistes, des amateurs éclairés ou des néophytes. On peut y voir des chefs d’œuvres d'artistes majeurs, mais aussi des œuvres plus discrètes et moins connues tout aussi fortes. On n’a pas besoin de connaître l’histoire de l’art, on peut juste avoir un dialogue très personnel avec les œuvres. La scénographie a été réalisée par l’atelier Oï  et contribue à l’immersion des visiteurs dans cet univers de silence. Plusieurs œuvres présentées sont une véritable découverte car elles ont rarement été montrées à Genève. On a aussi eu la chance de pouvoir compter sur la générosité des collectionneurs qui ont été d’accord de partager les trésors de leurs collections privées. Sur les 130 œuvres, un tiers provient du Musée d’Art et d’Histoire de Genève et c’est une occasion d’avoir pu montrer la qualité de nos collections. 

Calame Alexandre

Un mot à ajouter ? 

Offrez-vous un moment extraordinaire durant cet été ! En rentrant au Musée Rath, on s’extrait du bruit extérieur et c’est un moment où l’on s’échappe du quotidien pour créer un dialogue personnel avec des œuvres exceptionnelles. C’est un véritable voyage à travers le temps avec beaucoup de découvertes et d’émerveillement. Venez seuls en semaine quand il y a moins de visiteurs pour votre rencontre personnelle et émotionnelle avec les œuvres et aussi aux visites commentées pour aller plus loin dans la réflexion et la compréhension. Il ne faut pas oublier que c’est gratuit pour les jeunes jusqu’à 18 ans et également les premiers dimanches du mois pour tout le monde.

Artistes exposés, liste non exhaustive : Adolphe Appia, frères Barraud, Marguerite Burnat-Provins, Jan I Brueghel, Alexandre Calame, John Cage, Frédéric Clot, Albrecht Dürer, Mat Collishaw, Camille Corot, Simon Edmondson, Franz Gertsch, Charles Gleyre, Vilhelm Hammershoi, Ferdinand Hodler, Thomas Huber, Alain Huck, Alexandre Joly, Camille Llobet, Jean-Etienne Liotard, Christian Marclay, Giorgio Morandi, Zoran Music, Patrick Neu, Henri Presset, Leopold Robert, Sebastien Stoskopff, James Turrell, Félix Vallotton, Madeleine Woog.

 

"Silences" au Musée Rath, place Neuve, jusqu'au 27 octobre 2019

https://www.artageneve.com/lieu/musees-fondations/musee-rath

Alexandre Joly