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Laurence Dreyfus à la Biennale de Venise
art advisor & curator
VK
Comment qualifiriez-vous la Biennale de Venise 2019 ?
Laurence Dreyfus
Cette année la Biennale de Venise est une biennale très visuelle. Je la qualifierais de plaisir pour le visiteur, car il y a beaucoup d’œuvres colorées avec un réel équilibre entre peinture, photographie, vidéo et installation mais malheureusement très peu de dessin.
Je rajouterais que c’est une biennale où il est facile de prendre des images et de les poster sur Instagram. Elle reprend la notion rétinienne de l’air du temps.
Enfin, c’est aussi une biennale qui parle d’une génération d’artistes avec des préoccupations parfois très précises sur le monde, sur l’écologie, sur « vers où le monde va », mais toujours dans un vrai bonheur et plaisir de l’atelier, ici je pense par exemple aux pavillons internationaux - le pavillon italien et le pavillon de l’arsenal.
Cette biennale que j’ai beaucoup aimée met en avant cette année la couleur et le plaisir.
Parmi les 90 pavillons nationaux, j’ai évidemment quelques coups de cœurs - le pavillon français est très réussi car Laure Prouvost en a fait un pavillon très poétique avec un film trans-générationnel, baptisé «Deep see blue surrounding you / Vois ce bleu profond te fondre» qui traite, en outre, de la banlieue de Montfermeil en passant par le Nord de la France. Les personnages y sont complètement fantasmagoriques ; un magicien, une personne âgée. Tout cela, est collapsé dans un film qui nous met tous de bonne humeur.
Le pavillon suisse m’a beaucoup impressionnée. Charlotte Laubard en est la curatrice et a choisi les artistes Pauline Boudry et Renate Lorenz avec leur nouvelle installation vidéo « Moving Backwards» qui explore les résistances réactionnaires d’aujourd’hui. Une projection de film sur la danse, des corps en mouvements : le dispositif est simple et le design esthétique.
Le pavillon suisse est réduit à l’essence du corps et du mouvement, des artistes dansent de manière très contemporaine avec des vêtements « streetwear » de tous les jours. Sur un fond noir, se trouve une grande installation avec une chevelure proéminente. Je trouve ce mélange de sensualité et de mouvement intéressant. Ce n’est pas un exercice plastique que l’on a l’habitude de voir.
Je dirais aussi que le pavillon de Tomàs Saraceno m’a beaucoup plu, je dois le signifier car c’est un pavillon dédié aux araignées « Oracle Readings, Weavings, Arachnomancy ». J’ai aimé cet humanisme imaginé par Tomàs Saraceno. Son pavillon se situe juste à l’entrée des « Giardini », où se trouvent les pavillons nationaux, il propose ici de considérer finalement la notion de nation de manière beaucoup plus vaste : nous sommes tous dans un même univers, nous sommes tous citoyens du monde. Saraceno met à l’honneur l’araignée (qui est le plus ancien insecte du monde) et de ce fait crée un pavillon arachnéen qui rapporte cette conscience du monde au premier plan. Je trouve cette idée de créer un pavillon universel sur l’araignée exceptionnelle, le détachement est percutant et poétique. Les araignées sont symbolisées telles des oracles, avec des dessins à la pointe sèche, merveilleusement raffinés.
Par ailleurs, un pavillon brille de par son inexistence : le pavillon vénézuélien, localisé quasiment à l’entrée des « Giardini », c’est l’un des premiers. Celui-ci est vide. Personne n’est venu. Les jeux olympiques de l’art sont des représentations nationales et, étant donné le marasme, la violence politique, la crise du pays, il est révélateur de voir qu’il n’existe pas. Les « Giardini » à la Biennale ce sont aussi cela : une photographie en temps réel de la géopolitique mondiale.
AAG
Qui a gagné le lion d’or ?
Laurence Dreyfus
Le Lion d’or pour la meilleure participation nationale a été remporté par le pavillon lituanien, qui se trouve en dehors des « Giardini ». Les artistes Lina Lapelyte, Vaiva Grainyte et Rugile Barzdziukaite, avec leur Sun & Sea (Marina) y ont reconstitué une plage publique peuplée de personnes qui bronzent. J’ai trouvé que c’était un pied de nez intéressant à la société de spectacle. Il s’agit d’une forme de retranscription d’une réalité très banale par cette plage, par ce sable. Même si l’installation est un peu décorum, cela a du sens de mettre en avant la Lituanie, je crois qu’il y a une dimension dans l’attribution des prix qui est toujours réparatrice. Aussi, dans les grands pavillons des « Giardini » tout est très structuré, organisé, car les ministères des affaires étrangères investissent dans ces pavillons. La Lituanie rentre sur la carte comme pavillon officiel, il faut vraiment aller chercher Calle de la Celestia pour trouver ce pavillon.
Le Lion d’argent a récompensé la chypriote Haris Epaminonda, née à Nicosie en 1980.
AAG
Vos coups de cœur dans l’arsenal et les expositions autour de la Biennale satellite ?
Laurence Dreyfus
Commençons par les expositions dites « satellites ». La Fondation Peggy Guggenheim présente une rétrospective du sculpteur Hans Arp absolument exceptionnelle : « The Nature of Arp ».Cette monographie est très esthétique car ce sont principalement des sculptures. L’exposition est petite, on y redécouvre les débuts de Arp avec ses bas reliefs de couleur, des formes simples, horizontales, verticales, composées, il y ades pièces de 1917, avec des collages, des broderies très géométriques et colorées, fidèles à la beauté des formes rondes et sensuelles de Hans Arp.
Une photographie de l’exposition est particulièrement percutante, on y voit une génération d‘artistes comme Dali ou Arp : des intellectuels de la période post mouvement dadaïste. Il est émouvant de visiter cette petite exposition où les formes dansent dans une certaine douceur qui correspond à la douceur de ce temps-là qui n’est plus.
La Biennale de Venise 2019 est toute autre puisque au sein des pavillons internationaux et à l’arsenal, une catégorie d’artistes plonge dans le XXIème siècle avec une véracité plus crue, valorisant des réseaux, des préoccupations écologiques, sociologiques, identitaires qui me semblent être très loin du XXème siècle.
Cette 58ème Biennale nous fait entrer dans un autre paradigme, pour lequel cette génération, qui a environ 40 ans et qui est relativement mûre, propose dans le pavillon italien et dans l’arsenal, des installations avec des points de vue qui la concernent. Chacun s’exprime dans son identité face au monde, avec des solutions positives, des approches optimistes, jamais anxiogènes.
On a pu voir lors de précédentes biennales, des œuvresplus revendicatives quant à la position de la femme ou des positions plus identitaires, plus sociologiques par exemple, mais très dures ; le monde était montré comme violent. On sent ici que cette génération d’artistes a eu envie de soumettre des œuvres non revendicatives, non polémiques. Ces artistes là sont pour un monde meilleur, chacun d’eux le signifie avec sa propre écriture.
J’ai remarqué une photographe exceptionnelle dans l’arsenal, dans le pavillon international, qui s’appelle Zanele Muholi. C’est mon grand coup de cœur. Cette sud-africaine fait des photographies en noir et blanc de coiffures de femmes avec des objets vernaculaires qu’elle trouve à chaque fois qu’elle se rend quelque part. C’est extraordinaire. Cela ne ressemble pas à du Cindy Sherman, le travail de Muholi est beaucoup plus frontal et sans artifice. On y décèle un humour insolite qui m’a particulièrement plu.
Je retiens également une vidéo percutante du grand artiste Alex Da Corte. Cet artiste américain, né à Camden, dans le New Jersey en 1980, pose un certain regard sur la publicité, les clips télévisuels, offrant plus largement une critique sur la société américaine qu’il traduit tout en douceur dans « Rubber Pencil Devil».
L’artiste est représenté deux fois à la Biennale, car chaque artiste est exposé dans l’arsenal et dans le pavillon international. Cette démarche du commissaire américain Ralph Rugoff est brillante. On se souvient mieux des œuvres lorsqu’on les voit plusieurs fois. Le fait de créer un pendent permet de voir un autre versant, une confirmation, une infirmation ou encore un dialogue entre des œuvres.
Arthur Jafa, artiste vidéo et cinéaste afro-américain, a été très remarqué également puisqu’il a été primé dans la catégorie internationale avec un film sur la musique intitulé The White Album. Il y a aussi un très beau projet du vietnamien Danh Vo avec des objets ethnographiques, des sculptures anciennes, ainsi que des peintures recouvertes de jaune et de miroirs.
Le pavillon du Ghana, qui participe pour la première fois à la Biennale de Venise a eu l’intelligence de réunir plusieurs artistes. La commissaire de l’exposition, Nana Oforiatta Ayim, a choisi pour thème « la liberté du Ghana ». Elle explique : « Je voulais trouver un équilibre, une coupe transversale entre les générations, les genres et les artistes enracinés au Ghana, ainsi que ceux de la diaspora ». La mise en scène est signée par le célèbre architecte anglo-ghanéen David Adjaye. Sont montrées ici les très belles et grandes installations du septuagénaire El-Anatsui, les merveilleuses peintures toutes puissantes de Linette Yiadom Boakye. Dans ce pavillon« Ghana Freedom »l’approche est lumineuse et exprime de quelle manière la frontière africaine est devenue un endroit où le climat géo-politique et les différents enjeux se mêlent avec une pluralité d’artistes. On a l’impression que Ibrahim Mahama, El-Anatsui, Linette Yiadom, Selasi Awusi Sosu, s’accordent parfaitement dans l’architecture de David Adjaye qui a reconstitué pour l’évènement des huttes avec pour matériau du ciment jaune et du crépi. Le tout est très harmonieux. Il y a une réelle identité qui est donnée avec les photos de Felicia Abban qui montrent le peuple ghanéen. Ce pavillon est une vraie belle surprise.
J’ai tout particulièrement apprécié, l’artiste japonaise Mari Katayama. Elle a crée une série de photographies où elle a une jambe amputée, elle y mélange morceaux de corps et prothèses dans une esthétique nippone. Ceci donne à voir des visuels très crus dotés d’une grande force.
Cette année, avec tous ces artistes une importante présence afro- américaine se fait sentir. L’une d’entre eux est très connu, de par le marché, elle s’appelle Njideka Akunyli Crosby, reconnue pour son travail autour du multiculturalisme entre son Nigeria natal et les Etats-Unis, elle présente trois très belles peintures et collages merveilleux.
Le diorama de la plasticienne française Dominique Gonzalez-Foerster et du musicien Joi Bittle, Cosmorama explore l’espace. Le décor est un grand désert spatial inspiré de l’Ouest Américain, avec pour seule trace de vie, quelques livres posés au sol. Il est possible d’y retrouver la notion de décor mais aussi celle du silence, silence requis par le livre. Cela crée un No Man’s Land très décorum, très réussi. C’est souvent fatiguant de voir une biennale avec autant d’images en mouvement. Ici, l’âme se repose, les yeux s’apaisent.
Hito Steyerl, artiste allemande née en 1966 à Munich, a créé une sorte de Rorschach vidéo, dont l’image est complètement saturée. Par la mer de Venise, on y voit l’arrivée d’une structure qui permettra de créer un pont. Venise est en restructuration et cette artiste s’est amusée à filmer des sortes de structures artificielles qui feront de Venise une ville défigurée.
Je finirais sur l’exposition monographique de l’artiste grec Jannis Kounellis. L’exposition à la Fondation Prada est plus qu’essentielle et importante car d’abord elle est faite par Germano Celant, critique d’art italien, à l’origine de l’expression « arte povera », qui a bien connu l’artiste décédé en 2017. Ensuite, parce qu’elle a lieu dans le palais majestueux du XVIIIème siècle de la Fondation Prada qui surmonte le Grand Canal, et enfin parce que la puissance, le rapport à la matière, et parfois le minimalisme de Kounellis font de cette exposition, où sont présentés peinture, sculpture, installation et projets théâtraux, un parfait accord. Une certaine magie s’en dégage, l’exposition est en somme d’une absolue plénitude.
La 58e Biennale de Venise se déroule du 11 mai au 24 novembre 2019. Les 83 œuvres sont présentées selon la devise "May you live in interesting times" (puissiez-vous vivre une époque intéressante). Sur les 83 artistes retenus, 26 vivent sur le territoire nord-américain.