
Sylvain Croci-Torti, «peindre comme un musicien»
Jeune artiste vaudois, Sylvain Croci-Torti a choisi d’inscrire sa propre recherche dans l’histoire aujourd’hui centenaire du monochrome.
Jeune artiste vaudois, Sylvain Croci-Torti a choisi d’inscrire sa propre recherche dans l’histoire aujourd’hui centenaire du monochrome. Il a décidé de s’approprier ces surfaces planes recouvertes d’une seule couleur et de tenir le pari de leur donner une qualité qui feront d’elles une peinture. Après une première exposition monographique importante au Manoir de Martigny, il expose à la Galerie Joy de Rouvre à Genève.
Qui dit monochrome, dit que le peintre a renoncé à une pluralité d’éléments, lignes, formes, dont une composition résulterait de leur jeu de relations. Vides de représentation et de formes, la peinture monochrome, genre aussi étroit qu’il paraisse a priori, offre un éventail de possibilités que d’aucuns ont largement analysées et qualifiées : passage vers l’infini, surface matérielle vide, ultime peinture, champ coloré ouvert à une expérience intérieure, lieu d’expérimentation du matériau et du support…
Après s’être essayé à une peinture gestuelle au spray — qui, pour le musicien qu’il est aussi, sonne comme un riff de guitare — Sylvain Croci-Torti s’est détaché d’une expressivité liée à un dessin graphique sur une surface colorée. Sans d’ailleurs renoncer au geste engageant le corps mais d’une toute autre manière, on le verra plus loin. S’embarquer dans la voie du monochrome c’était d’abord trouver un sens à donner à son travail : une question fondamentale pour le jeune artiste. Formé à l’ECAL, il ne voulait surtout pas se contenter de suivre les traces de ses aînés ayant déjà largement exploré le champ de la peinture abstraite. Il a ainsi élaboré un « protocole » qui l’autorise à accéder au « geste de peinture ». En explicitant le protocole qu’il s’est fixé, Sylvain Croci-Torti ne parle pas métaphysique ou expérience transcendantale mais bien concrètement de la présence réelle de l’objet en tant que réalité matérielle. Il souligne aussi le sérieux avec lequel il considère la peinture, l’acte de peindre et celui d’exposer, sans cynisme ni ironie. Une attitude rigoureuse qui n’exclut ni la joyeuseté du travail ni le plaisir de « travailler la toile ».
Une précision artisanale
Tout commence, en effet, dans le rapport qu’il entretient avec le tableau, la construction du châssis, tendre la toile le plus minutieusement possible afin d’obtenir un support quasi parfait — il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, ses shape canvas, ses tondi, par exemple, qui sont en réalité construits en deux parties si précisément emboîtées l’une dans l’autre que seule la bichromie (ou le dos du tondo !) peut inciter l’oeil à percevoir la limite du centre et son pourtour. C’est ce <travail en amont qui me laisse libre, qui m’autorise un geste radical> celui de l’application de l’unique couleur. Pour ce faire, Sylvain Croci-Torti a mis au point une technique nonconventionnelle (même si pour certaines toiles il peut se servir d’un pinceau) qui lui vient de sa première formation de sérigraphe : en détournant un outil de sérigraphie, une bacholle (une raclette creuse), il dépose, racle la peinture acrylique et obtient ainsi un lissé difficile à réussir avec un pinceau. Les dimensions de la bacholle règlent une partition de la toile en plusieurs mouvements déterminant ainsi la largeur de la toile et a incité l’artiste à décider d’un rapport constant qu’il affectionne (5x4) entre la hauteur et la largeur du tableau. Se servir d’un tel instrument c’est aussi accepter les incidents, les accrocs, les petits manques : là où la peinture ne « remplit pas la toile ». « J’aime la liberté d’avoir ces petits manques », c’est « ma manière de rejouer la peinture », surtout ne pas réaliser un monochrome sans défaut mais plutôt regarder du côté de Steven Parrino qui, lui, ne s’est pas gêné de malmener la toile, la froisser ou la rendre chaotique ! C’est ainsi, dans sa matérialité, avec ses transparences et ses petites failles que la peinture est « vivante ».
Rythme, mouvement et musique
Les différentes parties de la toile sont comme des rythmes sur lesquels il répète le mouvement assez rapide du glissement du lissoir sur la toile, sans retour ni retouche. Guitariste, jouant dans un groupe rock, il allie peinture et musique, soit selon ses mots « peindre comme un musicien ». Rythme du mouvement que lui donne, sans lui dicter le geste, la musique qu’il écoute en travaillant. Elle sera plutôt aérée, planante comme « An Ocean in Between The Waves » de War on Drugs (qu’il a également utilisé comme titre d’une exposition en 2017) si la tranquillité lui sied à ce moment-là. Elle sera énergigeante s’il doit augmenter la cadence avec sur la platine les Stooges, Black Flag, MC5, ou Exploited… Ses références musicales sont nombreuses et appartiennent pleinement à sa vie quotidienne. Il les écoute et apprécie leurs titres — en particulier ceux de Neil Young et de Dylan Carlson de Earth — qu’il trouve si beaux qu’il les emprunte, dans une attention d’hommage, pour ses expositions. Le titre de la présente l’exposition « When The Horses » est volontairement moins explicite car Sylvain Croci-Torti a tronqué celui d’un morceau de Dylan Carlson pour que la référence soit plus énigmatique…
Dans cette exposition (encore sur maquette au moment de la rédaction de ce texte) les grands formats qu’il affectionne vont affronter l’espace architectural de la galerie, voire le combattre, en modifier en tous les cas sa perception. Fréquemment en plusieurs parties, combinaison de diptyques, triptyques ou polyptyques, ces oeuvres de grand format sont « comme autant de rythmes sur lesquels je peux répéter le mouvement », explique-t-il. Elles viennent sculpter l’espace, le redéfinir, brouiller les habitudes de l’usage d’un lieu. Le dépassement de la limite du tableau accroché sur un mur se joue dans ce rapport aux murs, aux portes, au plafond, au sol. De cette intelligence du lieu il peut « trouver très intéressant de se laisser dicter des formats par les lieux en restant toujours dans ce rapport de force ». Sylvain Croci-Torti est convaincu que le tableau peut être plus fort que les espaces où il est placé. Et le champ de réflexion du visiteur est largement ouvert.
Françoise Ninghetto est historienne de l’art et conservatrice honoraire. / f.ninghetto [at] bluewin.ch
Reproduit avec l’aimable autorisation du Kunstbulletin, texte paru dans le numéro 9, 2018 http://artlog.ch
Sylvain Croci-Torti, <When The Horses>, Galerie Joy de Rouvre, du 14.09 au 10.11.2018 http://www.galeriejoyderouvre.ch
Une publication est en préparation et paraîtra aux aux éditions JRP|Ringier, Zurich
Sylvain Croci-Torti (*1984, vit à Lausanne)
2013 Master European Art Ensemble, ECAL, Lausanne
2017 Prix d’art intégré dans l’espace public, Ville de Nyon
2011 Prix Ernest Manganel
Expositions personnelles (Sélection)
2018 <Tallahassee>, Le Manoir, Martigny
2017 <Tomorrow is Forgetting>, Wallriss, Fribourg
2016 <Happiness Is A Warm Gun>, Primo, Neuchâtel
2015 <Hand. Cannot. Erase.>, Galerie Heinzer Reszler, Lausanne ; <Such R Grert Feeling>, Les
Mouettes, Vevey (avec Guy Meldem)
Expositions collectives (Sélection)
2018 <Nouvelles images, acquisitions, dons et legs 2016-2017>, MAMCO, Genève
2017 <3 years, Smart move>, Galerie Joy de Rouvre, Genève ; <Terrasse 2017>, Silicon Malley,
Lausanne ; <Apogée et Périgée, Multiples et éditions d’artistes>, Hard Hart/GPS, Martigny
2016 <La Velocità delle Immagini>, Istituto Svizzero, Rome ; <La Grande Place>, Centre d’Art
Contemporain, Yverdon