Yves Clerc
Le peintre français Yves Clerc est à l’honneur dans l’exposition Back to Nature présentée par la Bailly Gallery. Peu de toiles sont visibles dans ce solo show – moins d’une dizaine – ce qui permet d’apprécier pleinement le travail de l’artiste sans craindre d’épuiser son œil.
Si les grandes peintures colorées d’Yves Clerc (1947) sont très plaisantes au premier regard, ce n’est qu’en prenant le temps de les contempler qu’elles se révèlent dans toute leur puissance. Il émane des images de jungles luxuriantes exposées à la galerie Bailly quelque chose d’étrange, presque onirique. À la lisière du rêve, l’artiste fait le choix d’un figuratif imaginaire troublant. C’est ainsi que l’artiste évoque sa démarche : « j’ai voulu une aporie : j’ai voulu du figuratif mais autre chose que figuratif, j’ai voulu du décalé, de l’imaginaire… du réalisme, mais non-réel… ».
Les teintes vives, étincelantes, semblent frémir sur les toiles – on retrouve presque quelque chose rappelant le pointillisme d’un Seurat ou d’un Signac, sauf qu’en lieu et place des points, l’artiste a préféré de légers coups de pinceau. Indéniablement, Clerc est un grand coloriste. Dans sa palette, verts, violets, roses et bleus dominent, conférant aux peintures une sensation de fraîcheur dynamisée par l’usage de quelques touches de rouges et d’éclats de jaunes.
Derrière cette vibration particulière du coloris, les toiles d’Yves Clerc se révèlent extrêmement texturées vues de près. Elles sont presque autant tactiles que visuelles. L’artiste, qui utilise ici de l’acrylique, joue avec les superpositions jusqu’à obtenir l’effet désiré : « je travaille par multiples couches de frottis pour déposer la couleur en surface, comme se répand la lumière sur un champ de blé en plein midi ».
Il se dégage quelque chose d’ornemental – au plus noble sens du terme – des tableaux d’Yves Clerc. Ceci s’explique peut-être en partie par son parcours singulier : il fait ses premiers pas dans le monde de l’image grâce à la photographie, avant de se tourner vers le dessin et l’illustration. La peinture vient un peu plus tard dans sa carrière, dans lors de son passage dans l’atelier de Christian Zeimert.
Ouvert à d’autres milieux artistiques, le peintre entretient notamment des liens étroits avec le monde de la mode. Clerc collabore régulièrement avec des personnalités comme Yann Romain, photographe, Irina Vitjaz, styliste, ou Leïla Menchar, scénographe pour la Maison Hermès. L’artiste a d’ailleurs a exposé ses œuvres dans les vitrines de la marque, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris en 2004.
Ce goût pour la mode se ressent dans ses toiles, dont l’opulence décorative ne manque pas de frapper le regard et l’imagination. Assemblages de motifs disparates réunis sous le pinceau du peintre, les compositions de Clerc semblent s’imprimer dans la rétine et y rester longtemps après que l’œil a cessé de regarder.
Ce qu’elles racontent est propre à chaque spectateur. Sans titres, privées de clé de lecture explicite dévoilant l’intention de l’artiste, les peintures sont numérotées en fonction de leur date de création, « pour ne pas en rajouter dans la narration » dixit Clerc. Ce numéro-titre est placé d’une manière identique pour ses tableaux plus anciens sur une bande noire de 5cm incorporée dans le cadre sous la peinture, en clin d’œil au « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Les grands formats horizontaux, eux, sont numérotés au verso.
Aucun indice ici, à l’exception du titre de l’exposition. Il faut chercher ailleurs… Si elles sont énigmatiques, les peintures de Clerc sont cependant très loin d’être muettes. Les gros plans d’étranges fleurs exotiques autant que les grandes compositions plus théâtrales esquissent le récit d’une nature ayant repris ses droits, l’humanité ayant été au pire effacée, au mieux reléguée à la périphérie du monde.
Dans Back to Nature, l’humain n’est clairement pas le sujet principal. Seuls deux toiles représentent une figure féminine – la même – environnée du décor végétal exubérant que l’on retrouve dans tous les tableaux de l’artiste. Le regard masqué et l'expression indéchiffrable, dans une pose sculpturale, seules ses mains semblent animées. Ni tout à fait individu, ni tout à fait marionnette, ce personnage semble incarner l’effet de distanciation brechtien cher à l’artiste.
On ne sent pas de « hiérarchie » des sujets face à ces images, tous les éléments semblent avoir la même valeur, peut-être afin de laisser l'ensemble de la composition s'exprimer. « Pour atténuer ce que je ressentais comme l’excès de narration produite par la figure, j’ai perturbé le sujet par des ruptures de continuité de l’image et du sens, des éléments graphiques, à-plats colorés, chapeaux noirs… ce qui, selon moi, permettait une meilleure perception de la qualité intrinsèque de la peinture, matière, couleur, composition…une démarche poétique en somme ».
L’effet est réussi.
Pratique : Bailly Gallery – du 4 juin au 30 septembre 2024
https://www.artageneve.com/lieu/galeries/bailly-gallery