Galerie KARA

Au Parc de la Grange la Galerie KARA "SWISS MADE"

Le journal de Genève et la Gazette de Lausanne 1994
5 janvier 2022

La sculpture suisse monumentale exposée durant tout l'été 1994 au Parc La Grange, organisée par Aris Karamaounas de la Galerie Kara. Le doyen est né en 1922, le plus jeune en 1959. Chacun présente entre six et dix œuvres, réunies dans un secteur propre, et bénéficie donc d'une mini-exposition personnelle qui permet d'apprécier les démarches singulières et de les confronter en connaissance de cause. Parcours au cœur de la sculpture suisse contemporaine dans le Parc La Grange, Genève, du 4 juin au 30 septembre 1994.

 

Texte de Laurence Chauvy, écrivain, critique d'art au Journal de Genève. GALERIE KARA

« Tous mes artistes ont un pied dans la tradition, mais tous apportent une touche personnelle ». Le propos n'est pas innocent : le directeur de la Galerie Kara, qui fête cette année ses quinze ans d'existence, tente de revaloriser, contre l'art officiel (entendez conceptuel et minimal), accusé de pratiquer un « terrorisme intellectuel », un « art autre, qui a la faveur du public ». Et le galeriste de citer Baudelaire : « La modernité n'est que la moitié de l'art. L'autre moitié est l'éternel et l’immuable ».

C'est dire si la sculpture suisse monumentale exposée durant tout l'été au Parc La Grange ne consiste pas en installations ou autres interventions éphémères, mais bien en pièces concrètes, solides, tels des arbres ancrés dans la terre. Parmi les dix artistes invités à exposer, et disponibles, la manifestation ayant été mise sur pied en un temps record de quelques mois, on trouve des « classiques » comme Paul Suter ou Silvio Mattioli, de jeunes gloires comme Yves Dana et des plasticiens moins connus, parfois d'origine étrangère mais travaillant tous dans notre pays ; certains ont conçu des pièces inédites « in situ », d'autres montreront des sculptures récentes, allant jusqu'à sept mètres de haut. Le doyen est né en 1922, le plus jeune en 1959. Chacun présente entre six et dix œuvres, réunies dans un secteur propre, et bénéficie donc d'une mini-exposition personnelle qui permet d'apprécier les démarches singulières et de les confronter en connaissance de cause. 

Pourquoi cette opération ambitieuse et coûteuse, renouvelable l'an prochain selon le succès rencontré auprès de la population ? M. Karamaounas recherche des synergies, en particulier avec la Ville de Genève ; celle-ci a accepté de mettre à disposition le Parc La Grange, qui jouit d'une grande affluence, notamment lors de la Semaine de la rose. Cette opération s'inscrit donc dans la nouvelle politique de la galerie, dont la première réaction en ce temps de crise a été d'aller au-devant du client, de prospecter le marché, de constituer des dossiers d'artistes. Il s'agit aussi de promouvoir l'art local, genevois et suisse. De créer les conditions pour que les plasticiens, qui dans notre pays ne disposent pas d'un marché suffisant, trouvent de nouveaux soutiens. 

Ne craint-on pas les déprédations et l'incompréhension, si fréquentes lorsque l'art contemporain est exposé dans des lieux publics. Il semble que non, puisque, d'une part, deux personnes présentes en permanence assureront la surveillance et l'information ; et que, d'autre part, le caractère « historique » des pièces (« Tous ces artistes ont une histoire », explique M. Karamaounas) les rend mieux accessibles. Et, comme le dit l'un des participants, Juan Martinez, peu importent les risques : ce qui compte, c'est que les œuvres vivent et comment le feraient-elles mieux qu'au sein d'une nature visitée par l'homme ? Car, outre la synergie avec les autorités, la manifestation consomme le mariage de l'art et de la nature. Une nature qui assistera, au cours de l'été, à diverses animations, allant du défilé de mode autour des sculptures à des spectacles « son et lumière ». 

Laurence Chauvy

 

Parcours au cœur de la nature et des préoccupations humaines

Le parcours proposé pour cette exposition de sculpture, installée au parc La Grange, passe par des ensembles d'œuvres de chaque artiste. Nous vous indiquons ici quelques pistes de lecture, la numérotation correspondant à l'implantation donnée par le plan reproduit au centre de ce cahier détachable.

  1. Gillian White 

Rigueur et souplesse 

Allusion aux qualités humaines ? Évocation des propriétés de la nature ? Un peu des deux. Cette double référence à la rigueur et à la souplesse nourrit en effet les œuvres de Gillian White. Histoire de mettre en valeur les échanges réciproques qui se produisent entre l'homme et son environnement, ou tout au moins, les harmonies, les complicités qui devraient s'établir entre eux. 

C'est ce dialogue que cherchent à exprimer les sculptures de Gillian dans leurs jeux de courbes et de droites, de creux et de verticales. Même si ce dialogue s'est malheureusement estompé aujourd'hui, d'où l'aspect d'édifices écroulés de ces sculptures, leur allure d'anciens temples effondrés, de lieux de culte délaissés, qui évoquent des ruines mégalithiques ou d'antiques cercles de pierres levées, allusion à des sites comme Stonehenge, pour cette native d'Angleterre (1939), établie en Suisse depuis 1966. Allusion aux temps reculés où les druides célébraient et traduisaient les rythmes de la nature pour se mettre en conformité avec eux, pour que la conjonction des forces naturelles et humaines puissent développer les plus bénéfiques effets. Les constructions de Gillian White s'apparentent à d'anciens récepteurs d'ondes solaires ou telluriques. Des instruments que l'on chercherait à reconstituer pour relancer les échanges et remédier aux mauvaises relations qui se sont installées depuis l'homme et la nature. (phm)

  1. Silvio Mattioli

Mouvement baroque 

Courbes et diagonales impriment aux sculptures de Silvio Mattioli, né à Winterthour en 1929, un mouvement baroque. Après les séries de signes, oiseaux et flammes des années soixante, les pièces abstraites restent associées à des entités telles que la flore ou la faune, voire à des personnages comme endiablés. Mattioli travaille l'acier de préférence, qui, mieux que la pierre ou le bois, plie sous les gestes contraignants de l'artiste. Cette soumission de la matière, mais aussi sa résistance élastique, permettent d'élaborer une œuvre à la fois profondément humaine et qui dépasse les limites inhérentes à l'humain, comme l'illustre le caractère architectonique de la Cathédrale en acier, l'une des plus grandes sculptures jamais réalisées dans notre pays, jeu d'arcs, de piliers, de passages et de rythmes. Silvio Mattioli, qui inclut désormais la polychromie dans son vocabulaire, reste l'un des acteurs importants de la sculpture suisse de l'après-guerre. (lc)

  1. Juan Martinez

Hommes bicéphales 

Parmi les sculpteurs participant à Swiss Made, on trouve un ... peintre, « un oiseau rare » comme il le dit lui-même. L'Espagnol Juan Martinez, qui vit à Senarclens, se considère comme un peintre qui sculpte occasionnellement (une vingtaine de pièces tridimensionnelles contre des centaines de peintures). « La sculpture est une soupape ; d'ailleurs, il ne s'agit pas exactement de sculpture, les pièces sont toujours peintes, faites de bois polychrome. » La proposition de la galerie Kara a donc agi comme un stimulant, permettant à l'artiste d'aller à l'aventure et d'imaginer des formes inédites, tout en conservant la même thématique humaine et sociale : Juan Martinez met la figure de l'homme, son visage en particulier, souvent tronqué (« Je me suis rendu compte qu'un visage coupé est bien plus expressif, plus total »), au cœur de sa création : « Chacun d'entre nous a plusieurs têtes, chaque visage donne plusieurs sens, chaque tête est pleine de petites têtes ... » L'œuvre conçue pour le parc La Grange, intitulée Les fruits de l'histoire, consiste en douze personnages bicéphales, pendus à un arbre, plutôt tragiques. Un travail dérangeant, qui incite à se tourner vers autrui, à ne pas fermer les yeux. (lc)

  1. Paul Sutter

Ossatures spatiales 

A partir d'une sorte de noyau tout en courbes, dont la moindre surface repose à même le sol, la sculpture de Paul Suter développe ses excroissances dans l'espace, tels des gestes larges ou aigus. Cette calligraphie personnelle, empreinte de vigueur expressive, évoque des phénomènes végétaux ou anthropomorphes, tout en se refusant à la figuration. Les pièces consistent en « ossatures spatiales », dont le matériau unique est le fer : né en 1926 dans le canton d'Argovie, installé à Bâle et dans le Jura, Paul Suter appartient à la génération des Tinguely, Wiggli, Presset, Mattioli et Robert Müller, qui ont fait connaître la sculpture suisse de métal. Mais les influences viennent de plus loin, dans le temps et l'espace : du sculpteur Henri Laurens et de ses icônes au primitivisme puissant, de Julio Gonzalez, père de la sculpture en fer, des futuristes aussi, dont le Suisse a hérité du dynamisme. Hardies, les sculptures de Paul Suter, si l’on en croit leurs titres, réfèrent aux mythes grecs ou à des lieux géographiques, manière de signer d'une main humaine les valeurs universelles. L'artiste travaille à partir de plaques de métal, coupées, laminées, martelées, soudées et vissées, de manière à former des champs de forces, au sein desquels le regard se trouve happé. (lc)

  1. Peter Hächler

Simplicité complexe 

D'obédience constructiviste, Peter Hächler, « doyen » de cette exposition né en 1922 à Lenzbourg, privilégie les structures complexes, obtenues paradoxalement à partir de modules simples, monoformes. Grâce à la torsion, à la rotation et à diverses combinaisons géométriques naissent, des sculptures denses, où luttent entre eux angles, facettes et lignes directionnelles. Marqué par l'enseignement de Germaine Richier à Paris, qui lui apprit à analyser les formes, fasciné par les minimalistes américains tels que Donald Judd et Carl André, Peter Hächler se refuse néanmoins à fonder son art sur des spéculations mathématiques. Un certain goût pour l'obscur lui fait préférer le cube oblique, les corps contorsionnés et les rhomboèdres à la simple répétition de plaques ou de cubes. En granit, béton, bois, acier ou polyester, ses « prismes » s'intègrent volontiers à l'architecture citadine et contrastent davantage avec les efflorescences débridées de la nature. (lc)

  1. Gaspard Delachaux

Les immémoriaux 

Pour peu que l'on tende l'oreille, il doit être possible de percevoir des glissements, des frottements ou des froissements alentour des pièces de Gaspard Delachaux, tant ces formes semblent faire des efforts de reptation ou de dépliement, alors même qu'elles paraissent fossilisées. Mais, dans leurs plis, replis, ondulations et étirements, est tapie une puissance qui sourd des tréfonds mêmes de la terre. 

Ce sont des créatures étranges venues de cette nuit des temps où l'émergence de l'humain se fondait encore dans le brassage indifférencié des règnes végétal, minéral et animal. 

« Mais mes monstres, confie ce sculpteur vaudois né en 1947, portent aussi la marque d'une inquiétude face à l'avenir. Ils pourraient bien être le résultat des traficotages génétiques qui nous attendent. » 

Ce pont entre passé et futur, cette crainte du retour au chaos originel, mais aussi la fascination qu'il exerce sur Delachaux, touchent aux préoccupations de l'homme quant à sa présence en ce monde, l'interrogent sur la cohérence de son évolution. Questionnement qui ne se pose pas sans frémissements ni inquiétude. Malaise que l'on peut carrément palper et que l'on ressent comme un remuement profond qui menace de se mettre inexorablement en branle. (phm)

  1. Yves Dana

Réceptacles d'ombres 

Tempétueuse, ombrageuse, dotée d'arêtes rugueuses et de barbes dangereuses, la sculpture forgée, au sens propre, par Yves Dana, Lausannois d'adoption né en 1959 à Alexandrie, licencié en sociologie, conjugue la puissance du marteau, les recoins et les détours de la pensée, une pensée fascinée par l’alchimie et l'archéologie, et l'enthousiasme d'une nature créative. Étranges et néanmoins proches des racines et frondaisons de l'arbre, riches d'un panache qui séduit d'emblée, les sculptures d'Yves Dana font la part belle au rêve, ainsi qu'au Chant de la main, pour reprendre le titre d'une série de pièces. « Les sculptures, a écrit l'artiste, sont des fragments, débris d'un ailleurs autrefois englouti, squelettes ou fossiles d'une autre vie, plus entière et plus douce peut-être. » Malgré leur apparence massive, les œuvres sont creuses : « Je construis mes sculptures avec des plaques d'acier, coupées au chalumeau, cintrées au marteau, puis assemblées sur les arêtes. Toutes les soudures sont ensuite meulées. Créer un volume apparemment plein en ne travaillant, de fait, que son épiderme ... » Ainsi les « citadelles » ou « châteaux » érigés portent-ils leur pesant de mystère et d'inconnu. (lc)

  1. Laurent de Pury

Graines géantes 

A qui sait observer et prendre son temps, la nature offre, surtout à l'échelle microscopique, à l'échelle de la brindille ou du grain de pollen, des visions de formes et de structures étonnantes. Les objets que Laurent de Pury construit en bois, fibre de verre et résine de polyester, s'inspirent de telles visions et donnent à voir des tranches rayonnées, des godets cloisonnés, des cônes écaillés, des tiges à plumet. Ils sont aussi bien plats et allongés, que piriformes ou ovoïdes. Ils donnent l'impression tantôt d'être gonflés de sève, tantôt paraissent d'une légèreté incroyable. On dirait des ailes d'insectes, des cupules de graines, des radicules géants. 

Avec Laurent de Pury, né au Cameroun en 1958 mais installé à Genève, plus besoin de loupe pour herboriser, sauf qu'évidemment le scientifique va être désarçonné par ces coques, ces graines, ces aigrettes, ces boutures, sorties de l'imagination d'un artiste. (phm)

  1. Selim Abdullah

L'homme déchiré 

A peine avez-vous croisé une effigie de Selim Abdullah que vous remonte à la mémoire l'image biblique de l'homme façonné à partir de l'argile. D'autant qu'il y a chez Selim, comme chez tout artiste, émergence d'une force démiurgique qui le pousse à s'affronter à la matière, à la pétrir, laissant finalement la figure humaine toute pantelante, comme pour lui signifier les aléas de sa destinée. Pour en exorciser aussi toutes les vicissitudes. Sans se faire d'illusions, du reste. D'où cette ribambelle de personnages, d'êtres tarabiscotés, rompus, qui font effort de s'extraire du limon, et qui, lorsqu'ils sont en groupe, s'accrochent les uns aux autres, ou se heurtent pathétiquement. Le drame est permanent. L'homme est déchiré lorsqu'il est solitaire. S'entre-déchire lorsqu'il se retrouve en communauté. Traces de luttes, dont témoignent les œuvres de Selim, et dont peut témoigner Selim lui-même né à Bagdad en 1950, et qui traduisent également le véritable corps à corps que représente la sculpture.  Autant dire qu'il ne s'agit pas ici d'une facture lisse, mais torturée, d'une sculpture habitée par le doute et la révolte, cabossée par la main de l'artiste, qui plaque, enlève, ajoute, retranche, à l'exemple des satisfactions et tourments que la vie fait se succéder. (phm)

  1. Jean-Louis Perrot

Silhouettes furtives 

Le Genevois Jean-Louis Perrot, formé dans l'atelier d'Etienne Martin à Paris, puis à l'ESAV* à Genève, livre une sculpture filiforme, plus ou moins abstraite mais toujours liée à la figure ou à la pensée humaines. Réfractaire au poids d'une matière pleine, l'artiste évide, étire, dessine des lignes dans l'espace, utilise la silhouette furtive de l'homme ou lui emprunte certains de ses attributs : la cravate, la chaise, les ... ailes ou les cornes. La légèreté des formes rime avec une ironie subtile, jamais trop explicite. Le métal est adopté pour sa souplesse et son côté ductile, lorsqu'il est chaud, et sa fermeté incorruptible, lorsqu'il est refroidi. Ainsi les corps sont-ils réduits à leur armature, qui a valeur de signe : l'apparence et l'essence fusionnent. (lc)

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Simultanément, la galerie Kara expose 50 petites sculptures réalisées par les dix artistes invités au parc La Grange, dans ses locaux, place Longemalle 7 (passage), tél. 022 / 312 13 00. Heures d'ouverture : du mardi au vendredi de 10 à 12h et de 14 à 18h, le samedi de 10 à 17 h ; jusqu'au 30 septembre 1994.

*ESAV Ecole Supérieure d’Arts Visuels

Archives : Paru le Samedi 4, dimanche 5 juin 1994 dans le journal de Genève et Gazette de Lausanne.