Skopia : rencontre avec Pierre Henri Jaccaud
Skopia : rencontre avec Pierre Henri Jaccaud, fondateur et directeur de la Galerie Skopia à Genève depuis 1989. Il parle de son métier et de sa passion pour l'art et les artistes.
Quel métier désiriez-vous faire enfant ?
Je voulais être Robin des Bois ou Thierry la Fronde, mais je ne crois pas que c’étaient des métiers.
Quels métiers avez-vous exercés avant d’être galeriste ?
Un seul, instituteur.
Pourquoi et comment avez-vous opéré le changement de vie professionnelle ?
Il y a près de 40 ans, j’ai organisé une fête de Nouvel-An pour plusieurs dizaines d’amis. Il m’est venu une idée étrange, j’ai demandé au fiancé d’une collègue de travail, un artiste, d’imaginer un carton d’invitation original pour cet événement. Et rien ne s’est passé comme prévu, tout mais vraiment tout a dérapé … (rires), trois ans plus tard, j’ai ouvert Skopia.
Quel galeriste êtes-vous ?
Je serais très curieux si vous pouviez poser cette question à mon entourage, à mes artistes, aux collectionneurs et au public, je me réjouis de découvrir mon portrait. Si je dois y répondre seul, j’aimerais être un galeriste « libre » ou « indépendant ».
Quel lien construisez-vous entre les artistes et le public ?
Un lien intellectuel, sensible, humain et bien sûr économique !
Choisissez-vous vos artistes par rapport à votre sensibilité personnelle ?
Uniquement, aucune autre option !
Plutôt penchant pour un artiste orienté vers de nouvelles technologies, techniques, NFT, Metaverse ou pour un artiste intemporel ?
Personnellement je ne suis pas attiré par l’art lié aux nouvelles technologies. La plupart des choses que j’ai vues, montrent une fascination pour les effets obtenus, ce qui n’a, pour moi, aucun sens. Il existe certainement des artistes intéressants qui produisent des oeuvres pertinentes avec de nouvelles technologies, si ce n’est pas arrivé, cela arrivera. Pour ma part, à ce jour je n’ai rien vu qui m’ait touché ou intéressé, mais je ne l’ai pas cherché non plus !
"Un artiste intemporel » … La peinture ou le dessin sont des moyens extrêmement simples sur le plan technologique, ils sont "sans âge" et en même temps, ultra-modernes, ils ont une histoire et un poids considérables, ils sont à mes yeux, totalement actuels et quasiment indépassables : ils réussissent à exprimer toutes les questions et toutes les visions, toute la complexité de l’être humain et du monde. Je crois que les possibilités que la peinture et le dessin offrent, sont effectivement intemporelles et infinies.
Skopia prend-elle des risques pour les artistes ?
Financièrement, tous les jours ! Quand j’ai commencé, j’ai même pris des risques physiques, mais aujourd’hui c’est fini.
Quelle est la vocation, le rôle d’une galerie ?
Choisir des artistes, les montrer. Faire connaître leurs travaux et les vendre !
Aujourd’hui que fait la galerie pour promouvoir ses artistes ?
Organiser des expositions, ici et ailleurs. Et inlassablement penser et re-penser leur travail, et essayer de le diffuser.
Quel type de contrat existe entre la galerie et l’artiste ?
Oral et moral ! En tous les cas, non écrit, mais basé sur les intérêts, la confiance et le respect mutuels.
Existe-t-il encore des contrats d’exclusivité entre la galerie et l’artiste ?
Encore faut-il définir l’exclusivité ! Disons que ce type de rapport peut se discuter sur des zones géographiques différentes de cas en cas, pas plus petites que la ville et à peine moins grandes que la planète !
Comment la cote d’un artiste évolue-t-elle ? est-ce que les palmarès sont-ils fiables ?
La cote d’un artiste peut varier en fonction de sa visibilité, du parcours institutionnel ou/et en galeries. Et du succès d’estime ou économique momentané qui l’accompagne. Les palmarès à mes yeux sont totalement non-fiables, le plus souvent, une blague ! Ils peuvent donner illusoirement une idée de la manière dont le travail est perçu et jugé, mais c’est, dans la majorité des cas, extrêmement superficiel, partiel, partial pour ne pas dire manipulé et encore une fois momentané ! Il ne faut juste pas oublier qu’ils ont été imaginés pour accompagner le marché.
Les collectionneurs sont-ils une priorité pour la galerie ?
Personnellement, je ne parlerai pas de cette manière, bien évidemment, s’ils n’existaient pas, s’ils ne se manifestaient pas, la galerie ne survivrait pas. La priorité absolue reste l’artiste et son travail. S’ils n’existaient pas ...
Que penser des plateformes de vente en ligne d’œuvres d’art ?
Pas grand chose ! Je crois que les plateformes ne peuvent agir qu’en périphérie du marché, essentiellement pour des objets de grande production ou de grande diffusion ! Pour l’instant, j’insiste bien, pour l’instant, il me semble que du point de vue de la distribution, la grande révolution annoncée du marché de l’art liée au numérique, n’a pas mis en péril l’existence des galeries (d’autres dangers plus immédiats nous menacent).
A ma connaissance Amazon, dieu merci, n’a pas son équivalent pour le marché de l'art ! Si on a vu et revu le travail d’un artiste, qu’on l’a déjà éprouvé, on garde le souvenir de sa présence physique, de ce qu’il dégage, on peut alors imaginer sa réalité, l’acte de vente à distance ou en ligne devient possible à mon sens. Mais la majorité du temps, ce n’est pas le cas ! Pour ma part, je montre essentiellement des oeuvres uniques. Cette caractéristique change tout, je présente des oeuvres uniques à des personnes qui ne le sont pas moins. Le collectionneur, s’il veut vraiment voir et apprécier une oeuvre, au sens littéral, doit l'éprouver physiquement, réellement. Voir n’est pas seulement un acte visuel, mais c’est un acte physique plus global: quand on voit une oeuvre, on perçoit sa matérialité, sa taille, sa complexité, on ressent son aura uniquement en sa présence ! Le numérique envahit tout, mais le corps résiste, les matières et ce qu’elles expriment aussi !
Quels sont les critères qui définissent un bon artiste ?
Pour moi, c’est à la fois très simple et très compliqué, l’artiste est un être doué d’une sensibilité hors du commun, il sent les forces et les courants du monde, il sait aussi les choses immuables, et en même temps, il est capable de comprendre et maîtriser la matière, les techniques. Partant d'éléments simples qui nous entourent, l’artiste les utilise, les arrange de telle manière que son travail nous fait voir de la lumière, nous permet de découvrir de nouveaux espaces, littéralement il peut animer la matière, il déclenche ainsi des émotions, il étend nos connaissances. Il nous parle de "maintenant et de toujours". Le poète avec un vocabulaire simple, par une syntaxe et des choix curieux nous fait rêver à l’immensité de l’univers ou sentir la respiration des arbres, le musicien réarrangeant notes et rythmes nous fait pleurer ou danser, le peintre sur une petite toile nous ouvre des espaces immenses. Pour moi, un bon artiste est celui qui a quelque chose à nous dire, à nous apprendre sur le monde et sur nous-mêmes et qui trouve la forme juste pour le faire.
Quels sont les critères qui définissent une bonne galerie ?
Celle qui cherche, découvre et présente de bons artistes !
Le métier de galeriste a changé depuis une quinzaine d’années avec la mondialisation de l’art et l’augmentation de l’intensité capitalistique. La taille des espaces des galeries rivalise parfois avec celles des institutions. Comment voyez-vous l’évolution du métier ?
La taille, le gigantisme des galeries n’ont que peu à voir avec l’art lui-même ! Le gigantisme peut se justifier mais au final, c’est assez rare. Ce n’est pas parce que le son est fort que la musique est bonne. Cette course à la taille démesurée ne concerne finalement que peu de galeries, elle a certainement une fonction, que je qualifierai d’ »impérialiste », elle traduit une volonté de confrontation, de puissance et de domination. Elle montre un moment de l’histoire du marché de l’art, durera-t-elle ? Pour ma part, je m’en fiche, pour moi, il n’y a aucun intérêt, ni aucune issue à cette course. D’autant plus qu'elle s’accompagne d’une volonté d’hégémonie et d’accaparement exclusif des artistes importants ou simplement « bankables » par certaines méga-galeries. C’est la tentative de prise de pouvoir de l’économie sur l’art, une volonté de concentration de pouvoir et de richesse, le marché de l’art n’est qu’un des reflets de l’état du monde, mais aujourd’hui, ce mouvement est augmenté par la vitesse et la puissance de l’information, multiplié par l’argent investi et la force de l’esprit spéculatif qui l'anime. Face à cette situation, il faut juste être conscient et à partir de là, à chacun de prendre position. En résumé, de ce point de vue, comme disait ma grand-mère paysanne devant les nuages: on ne va pas vers le beau !
Avec plus de 30 ans d’expérience dans le monde de l’art, quels conseils pouvez-vous donner aux jeunes galeristes ?
Chaque histoire est singulière, je ne crois pas être assez sage pour donner des conseils précis, mais je serais tenté de leur dire : faites ce que vous avez à faire ! Et de leur rappeler la phrase de Godard : dans le voyage, le plus beau, c’est le voyage !