Rothko à la Fondation Louis Vuitton
Rothko, figure majeure de la peinture américaine du XXème siècle, associé aux artistes de l'Expressionnisme abstrait est exposé pour la première fois en France, à la Fondation Louis Vuitton. Rétrospective avec 115 toiles.
À Paris, la spectaculaire exposition consacrée à l’œuvre de Mark Rothko (1903-1970) s’achève bientôt à la Fondation Louis Vuitton. Première rétrospective en France consacrée au peintre américain depuis celle du Musée d’art moderne en 1999, l’exposition présentée par la Fondation réunit près de 115 toiles. Ces dernières proviennent notamment de la National Gallery of Arts de Washington, de la Tate Modern de Londres, de la Phillips Collection et de la famille de l’artiste. Organisée chronologiquement, l’exposition retrace l’ensemble de la carrière du peintre, de ses premières toiles figuratives jusqu’à l’abstraction qui définit désormais l’œuvre de Rothko.
Les réputations conjointes de la curatrice Suzanne Pagé, qui avait déjà monté l’exposition de 1999, et de la Fondation Vuitton ont sans doute permis de rassembler les nombreuses œuvres réunies pour cette rétrospective phénoménale. Cette dernière a même eu le privilège de voir transplantées des salles entières dans le bâtiment de Frank Gehry – la Tate Modern et la Phillips Collection s’étant pour l’occasion dessaisies de certaines de leurs masterpieces. Les prêteurs peuvent être satisfaits, la qualité de l’exposition est au rendez-vous.
La Fondation Vuitton a su créer une expérience contemplative quasi-idéale. Les éclairages, l’espace donné à chacune des toiles et la hauteur d’accrochage basse, conforme à la volonté de l’artiste, contribuent à immerger complètement les personnes contemplant les tableaux dans l’univers chromatique de Mark Rothko. Seule la foule de visiteurs gêne parfois le regard, mais bien moins que la longue file d’attente à l’entrée du bâtiment ne le laisserait craindre. Pas de flashes, peu de selfies. Un peu comme si les toiles, suscitant une sorte de transe, plongeaient les spectateurs dans une déambulation rêveuse éminemment civile. Pourquoi pas après tout, les œuvres de Rothko possédant une qualité indéniablement magique... Immersion dans une œuvre riche, « où l’esthétique et l'existentiel le disputent au mystique » selon Bernard Arnault.
Les premières salles montrent les débuts de l’artiste. Scènes urbaines, tableaux de métro, portraits, les sujets sont d’abord ceux de son quotidien. Vient ensuite la mythologie, et son cortège de symboles. Certaines de ses figures totémiques ne sont pas sans évoquer les compositions d’Arshile Gorky, contemporain du peintre et précurseur de l’expressionnisme américain. Peut-être y avait-il quelque chose dans l’air du temps ? Mais le peintre trace sa voie, trouve sa voix. Déjà, on retrouve la touche de Rothko, ses transparences, ses lumières. Son sens aigu du coloris. Une toile après l’autre, on voit l’évolution du langage du peintre. L’artiste se débat avec ses sujets, il vise à « plus de clarté, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée, entre l’idée et le spectateur ». L’épure est sa solution. Les formes disparaissent, puis les titres. Rothko fait son entrée dans l’abstraction. Son regard se déconstruit pour atteindre l’émotion pure.
Refus du cadre, refus du texte – le peinte appose sa signature au dos de ses tableaux – afin de ne pas biaiser le regard des spectateurs, l’artiste élimine peu à peu tout ce qui viendrait parasiter l’expérience de la contemplation. Ses toiles se suffisent à elles-mêmes. Tangibles, puissantes, elles sont là. Présentes à elles-mêmes et au monde, pour qui sait les regarder. C’est là tout l’enjeu. Rothko est un peintre qui se mérite. En refusant toutes ses béquilles habituelles au spectateur, il le force à sortir de sa passivité. Le regardeur est co-créateur de l’œuvre. Pas besoin pour cela d’être un connaisseur, de jouir d’un certain capital culturel. Rothko est exigeant, mais il est démocratique. Il suffit simplement de regarder et de ressentir. De s’immerger dans le silence, la lumière et la plénitude qui se dégagent des toiles. Éclat, vibration des couleurs, accords chromatiques uniques, les Rothko « classiques » se distinguent par leurs coloris irradiants et leur touche atmosphérique. Les tableaux sont une invitation au voyage.
Dès la fin des années 1950, on peut observer un certain assombrissement. Les bleus lumineux, les jaunes vibrants, les rouges profonds sont toujours là, mais les peintures se font plus graves, plus méditatives, les accords chromatiques semblent se parer d’une certaine retenue. Les toiles semblent tourner leur énergie vers elles-mêmes. Dans la Rothko Room de la Tate, la violence tant évoquée par l’artiste à propos de son travail se fait palpable. Les tableaux sans lumière, sans joie, n’irradient pas comme les précédents, mais aspirent le regardeur. Cet assombrissement de la palette du peintre ne lui enlève rien de sa virtuosité, loin de là : ses Blackforms sont des splendeurs ! Au fil du temps, les toiles demandent toujours davantage à ceux qui les contemplent. Falaises surplombant l'abîme, elles imposent de prendre le temps du regard, de s'habituer au vertige pour pouvoir regarder au-delà, vers l'horizon. Comme en plongée, il est nécessaire de s’y immerger par paliers pour progresser.
Progresser vers quoi ? Vers soi-même peut-être. C’est un voyage vers l’intériorité qu’elles inspirent. Où elles aspirent. L’exposition se poursuit, la couleur est encore et toujours là, mais c’est comme si l’on sortait d’un trou noir et qu’on luttait pour échapper à son orbite. Les toiles de Rothko sont un vortex. Obscures et absolues, elles touchent à quelque chose de transcendantal, au spirituel. Au sublime.
Pour reprendre les mots de Rothko, « à moins d’entreprendre le voyage, le spectateur passe réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau ». Ne passez pas à côté. À celles et ceux qui n’ont pas encore vu l’exposition, courez-y. Les yeux grands ouverts.
« Je suis devenu peintre car je voulais élever la peinture au même degré d'intensité que la musique et la poésie. »
Pratique :
Fondation Louis Vuitton – 8 av. du Mahatma Gandhi – Paris – jusqu'au 2 avril 2024