Le Corbusier / Magnelli : une amitié constructive
Daniel Abadie, entretien avec Henri-François Debailleux.
Quelle est l’origine de cette exposition ?
Lorsque Sonia Zannettacci m’a sollicité, je me suis souvenu qu’elle avait déjà fait quatre expositions d’Alberto Magnelli. J'ai eu envie, plutôt que d’en faire une cinquième, de réaliser un projet que j’avais depuis longtemps en tête : faire des carnets Magnelli - et non pas des cahiers - et, pour la première édition, je voulais faire découvrir aux lecteurs la relation qui avait existé entre Magnelli et Le Corbusier. J’ai alors proposé à Sonia de faire cette double exposition. En outre, Le Corbusier étant suisse, j’ai pensé que cela intéresserait particulièrement les habitants de Genève, bon nombre d’entre eux n’ayant sans doute pas pu voir la formidable exposition présentée au musée de La Chaux-de-Fonds en 2013. Au final Sonia s’est lancée dans cette aventure, introduisant ainsi un nouveau monstre sacré dans sa galerie.
Quel était votre lien avec Alberto Magnelli ?
En 1969, j’étais - à 24 ans - un jeune journaliste quand je suis allé rencontrer Magnelli pour un article sur les débuts de l'abstraction. J’ai alors commencé à le fréquenter régulièrement à partir de ce moment-là. Mais je n’aurais pas l'idée d'utiliser le mot ami pour qualifier notre relation. Nous étions proches, mais avec la distance qui existe nécessairement entre deux personnes qui ont plus de cinquante ans de différence. Je peux dire que je l’ai vu jusqu’à sa fin puisque je déjeunais chez lui la veille de sa mort. C'est sans doute cette proximité avec l'homme et avec son œuvre qui a fait que sa femme, Susi, m'a nommé comme exécuteur testamentaire de sa succession. J’ai ainsi, depuis plus de vingt ans, fait une soixantaine d’expositions de Magnelli en Europe… mais aussi aux États-Unis, en Amérique du Sud... Magnelli ne me quitte pas : je suis ainsi en train de finir le catalogue raisonné sur lequel je travaille depuis quatorze ans et qui paraîtra chez Hazan au printemps prochain. Malgré cela, tout ce que j’ai appris sur sa relation avec Le Corbusier, je ne l’ai découvert qu’après sa mort. Il n’était en effet pas du style à se laisser poser des questions sur sa vie.
Comment Magnelli et le Corbusier se sont-ils rencontrés ?
En 1931, quand Magnelli arrive à Paris et qu’il fait sa première exposition chez Pierre Loeb, il se lie avec les artistes de la galerie, Miró, Hélion, Arp, Kandinsky… Pierre Loeb était l’homme le plus informé de tout ce qui se passait dans l’art contemporain à l’époque. C’est vraisemblablement dans ce contexte qu’il a fait la connaissance de Le Corbusier. Leur rencontre est donc, d'une certaine façon, fortuite. Ce que l’on ne verra pas dans l’exposition (mais qui figurera dans la publication que j’envisage toujours de faire) c’est pourquoi la relation entre eux a été si forte et d’autant moins banale que ce sont des artistes qui se sont aussi fréquentés pour une raison que, sauf certains spécialistes des arts décoratifs, l'on ignoré et que j'ai longtemps moi-même ignorée. Je savais que le frère de Magnelli avait travaillé pour Olivetti et qu’il était l'auteur de la première machine à écrire portative : la fameuse MP1. J’ai cherché sur Internet des informations relatives à ces machines et suis tombé sur un article dans lequel était mentionné non seulement Aldo Magnelli, mais de façon plus surprenante son frère Alberto. Je pensais que l’auteur avait confondu ces deux prénoms assez proches. J’ai par la suite fait un certain nombre de recherches et découvert que si Aldo avait imaginé le principe du clavier en éventail, c’était Alberto qui avait créé le design de l’ensemble.
Vous n’en aviez jamais été informé ?
Lorsque je préparais le catalogue du centenaire d’Alberto Magnelli au Palais des Papes à Avignon en 1988, j’avais reçu du fils de Carlo Carrà, l’un des fondateurs du futurisme, la photo d’une cheminée faite par Magnelli au début des années 30. Bien que celui-ci fut fils de peintre et écrivain sur l’art, j’ai pensé qu’il s’était mélangé les pinceaux. Mais en découvrant que Magnelli avait bien réalisé une part de la machine à écrire, j’ai compris qu’il avait eu une activité dans un domaine qu’il devait considérer comme inférieur et dont il n’avait jamais parlé à personne. A partir de là, j’ai commencé à explorer cette zone interdite et j’y ai eu de nombreuses surprises. Entre autres que le fondateur d’Olivetti, qui avait une grande amitié pour Aldo, lui avait demandé de mettre en œuvre un projet invraisemblable, celui d’une ville « Olivetti », une sorte de version moderne des familistères du 19ème siècle. Aldo s’est alors naturellement tourné vers son frère pour savoir à qui s’adresser et c’est ainsi que la relation avec Le Corbusier est passée d’une belle amitié à une proposition gigantesque.
J’ai également remarqué un point qui en dit long : lorsque Le Corbusier est mort en 1965, il y a eu, en hommage, la grande manifestation qu'André Malraux avait organisée dans la cour du Louvre. S’il était bien quelqu’un qui connaissait la terre entière, c’était Le Corbusier. Mais dans Les Lettres Françaises, seules trois personnes ont été invitées à parler de Le Corbusier : Aragon bien sûr, Georges Boudaille en charge de la partie artistique et Magnelli. Cela donne encore une idée de la force de leur relation.
Avez-vous découvert d’autres éléments au fil de vos recherches ?
Il y a deux ou trois ans, je suis tombé sur une interview de Magnelli parue en septembre 1965 dans Le Patriote, le journal communiste de la Côte d’Azur. Très riche en informations, elle donnait soudain à leur relation un caractère beaucoup plus personnel que tout ce qu’avait pu laisser penser ou dire Magnelli. Un point s’est notamment révélé à mes yeux comme un mystère extraordinaire. Tout le monde sait, tant cela a été maintes fois répété, que Le Corbusier a fait partie du premier gouvernement de Vichy. Magnelli, quant à lui, avait quitté l’Italie à cause de Mussolini : Susi, sa compagne, qui deviendra plus tard sa femme était allemande et juive. Elle était partie d’Allemagne avec sa mère, ce qui leur avait valu de se faire incarcérer en France par le gouvernement français, comme tous ceux qui avaient justement fui le régime hitlérien comme Hans Bellmer, Max Ernst, etc... Magnelli a alors compté sur son amitié avec Le Corbusier pour obtenir la libération des deux femmes. Il lui fut répondu que Le Corbusier n’avait aucun titre pour le faire. Je me suis toujours demandé quelle dose d’affection avait pu être assez forte entre les deux couples pour que Magnelli n’ait pas rompu à ce moment-là avec Le Corbusier.
Y a-t-il déjà eu une exposition regroupant ces deux artistes ?
Jamais. C’est la raison pour laquelle l’idée s’imposait de faire un livre… et une exposition pour laquelle nous avons évidemment tout axé sur la période allant de 1931 date où ils se sont rencontrés et 1965, année de la mort de Le Corbusier. Il fallait montrer qu’il y avait un lien réel, profond, entre eux. L’exposition ne concerne que la rencontre entre le peintre Magnelli et le peintre Le Corbusier. Elle permet de découvrir des aspects inconnus de l’œuvre de Magnelli. Elle met en avant cette relation de l’un à l’autre qui est assez étrange. Il est enfin très intéressant de voir que l’ensemble révèle des approches à la fois comparables et différentes dans leurs travaux.
Lesquelles ?
On découvre par exemple que dans les œuvres de Magnelli, précisément à cette époque des années 30 où commence sa relation avec Le Corbusier, apparait une imagerie d’éléments de construction. La période des « Pierres », son travail majeur entre son arrivée à Paris en 1931 et l’année 1934, est supposée représenter des figures presque abstraites faites d’assemblages de blocs de pierres : une sorte de construction permanente avec des éléments bizarres qui s’apparentent à des briques. Il est très intéressant de voir que ce matériau, qui ne représente rien de particulier, fait surgir des figures humaines. On pourrait se dire qu’il s’agit là d’une influence de Le Corbusier, mais j’en doute, parce que Magnelli a déjà réalisé ce type de constructions dans sa période précédente.
L’approche différente, quant à elle, vient de ce que pour Le Corbusier la question de fond est la réalisation en extérieur alors que pour Magnelli, l’image constitue la totalité du projet. Par exemple, il n’a jamais essayé de faire construire une maison, même pour lui-même, comme le feront Soulages et Hartung…
Au fond, que voulez-vous démontrer avec cette exposition ?
Dans ces deux œuvres qui à priori ne se ressemblent pas, j’ai envie de souligner non pas les similitudes, le mot serait trop fort, mais les rencontres entre les expériences de l’un et de l’autre. Magnelli ne cesse de rappeler dans ses entretiens que la base de son travail est la construction. Le Corbusier, pour sa part, assemble des figures dont certaines semblent dialoguer naturellement avec les peintures et les dessins de Magnelli, après la période des « Pierres ». Je pense, presque un siècle plus tard, qu’il est important de décloisonner les modèles qui se sont imposés, ceux des catégories, et de regarder autrement les liens entre les œuvres. C’est, à sa manière, ce que tente cette exposition.
Entretien extrait du catalogue « Le Corbusier / Magnelli : une amitié constructive »
publié en novembre 2018 par la Galerie Sonia Zannettacci dans le cadre de son exposition éponyme.
Daniel Abadie, né en 1945 est historien d'art.
Il a réalisé quelques-unes des plus fameuses expositions du Centre Pompidou (Paris-New York, 1977 ; Dali, 1979 ; Jackson Pollock, 1982 ; Les Années 50, 1982 ...) avant de diriger la Galerie nationale du Jeu de Paume de 1994 à 2004. Auteur de nombreux ouvrages sur l'art moderne et les artistes contemporains.
Henri François Debailleux, né en 1956 est journaliste, critique d'art à Libération depuis 1983 et commissaire d'exposition.
Pratique : Jusqu'au 2 février 2019 Galerie Zannettacci « Le Corbusier / Magnelli : une amitié constructive » 16 rue des Granges - 1204 Genève