La Fabrique de Dante
Dante Alighieri est mis à l'honneur à la Fondation Bodmer à Genève à l'occasion des 700 ans de sa mort. Lettres et peintures sont à voir. Chassé de Florence, le poète italien florentin écrit l'exil à travers son poème le plus connu, la Divine Comédie. Dante l'a écrit en dialecte toscan et non en latin ce qui était une révolution. Le thème de l'exil de Dante a influencé Primo Levi, James Joyce ou Borges entre autres.
Comment lire Dante et que signifie lire Dante ?
Il n’y a pas qu’une seule façon de lire Dante. L’exposition « La Fabrique de Dante » est une sorte de mode d’emploi et de bon usage de la lecture de Dante. Il appartiendra au thème central de l’exposition de témoigner de la diversité et de la multiplicité des lectures de Dante. Il s’agit de montrer une succession de cas exemplaires de lectures géniales qui toutes ont été fortes et peuvent être justifiées, mais qui toutes s’alimentent au même Dante qui résiste toujours parce qu’il n’y a pas qu’une seule bonne lecture de Dante.
A travers de grands lecteurs, en commençant par les premiers exégètes italiens de Dante, c’est le grand Boccaccio qui est en quelque sorte un de ses suiveurs et élèves. Un des premiers grands allemands qui le lit est Johann Jakob Bodmer, un ancêtre de Martin Bodmer, premier traducteur du Paradis Perdu de John Milton. C’est l’un des premiers à réhabiliter la figure de Satan. Ce texte très important de Milton est traduit en allemand par Johann Jakob Bodmer qui est celui qui révèle au monde germanique l’importance de Dante à une époque où personne ne lui accordait de l’importance. Goethe et Klopstock rendront visite à Bodmer. Klopstock lui-même va faire une grande épopée à thème biblique où il y aura également un Ange déchu. Tous faisaient un pèlerinage à Zurich pour rendre visite au grand Bodmer. Il y aussi la lecture de Coleridge, celle très politisée de Longfellow, très grand traducteur de Dante aux Etats-Unis, qui pense, en traduisant la Divine Comédie, à la lutte anti-esclavagiste. C’est un abolitioniste, un admirateur et proche de Lincoln. Longfellow actualise sa traduction de Dante dans un sens militant luttant pour l’abolition de l’esclavage. Il y a aussi un Dante qui a été utilisé à des fins nationalistes lors de l’unification de l’Italie. Dante est à la fois classique par sa versification, mais il est en même temps révolutionnaire et il faut notamment rappeler que la plus fondamentale de ses révolutions est d’avoir fait son poème en langue italienne à une époque où tout poète pour briller et s’imposer devait écrire en latin. C’est à la fois d’une grande modernité et aussi un pari osé : comment passer à la postérité en écrivant en italien ? Pétrarque fera ainsi avec ses poèmes d’amour et Boccaccio avec son Décaméron. C’est le moment où advient une respectabilité de la langue vulgaire qui n’allait pas du tout de soi. Cela aura des conséquences dans tous les pays d’Europe. Dans la France catholique avec les poètes Ronsard, Du Bellay, François Villon que l’on pourrait rapprocher à beaucoup d’égard à Dante avec sa fascination du macabre et cet érotisme très mortifère. Luther traduira la bible en allemand.
Comment lire Dante aujourd’hui ?
Nous devons avoir une approche plus directe et spontanée de ce que Dante nous dit et c’est plutôt la force des images et des comparaisons, un rythme qui est proprement poétique, la beauté d’une langue et encore une fois des motifs tout à fait étonnants au niveau de l’invention et de la créativité des thèmes. Il est à la fois synthétique et inépuisable. Des formes très brèves. Il évoque une quantité de cas qui sont autant d’images éblouissantes. Quelqu’un qui lirait Dante sans grande préparation historique aujourd’hui ne pourrait manquer de se laisser charmer et envoûter par le rythme de la langue. Et cette succession de chants qui sont comme un immense récit de voyages fascinants. Cette trilogie où un personnage prétend rendre compte de son expérience d’avoir traversé successivement les cercles de l’Enfer, les cercles du Purgatoire et finalement les cercles de plus en plus élevés de la pure Lumière du Paradis. Il y a donc une densité de contrastes entre l’obscurité et l’extrême brillance qui est le but visé. On passe par tous les états. Tous les savoirs sont convoqués et aussi d’un point de vue médical, la théorie des humeurs et des tempéraments.
Qui lit Dante aujourd’hui ?
Nous espérons, le plus de monde possible. Nous sommes dans l’année de Dante. Nous fêtons le 700 ème anniversaire de sa mort puisqu’il meurt le 14 septembre 1321. Il y a un risque comme avec tous ces grands auteurs. Le Toscan de Dante pour quelqu’un qui parle et lit l’italien n’est pas évident. Il y a des idéologismes que nous ne comprenons plus bien. Dante aujourd’hui est traduit de façon tout à fait accessible et nous espérons que la fantaisie et la force créative des images ressuscitées traverse l’histoire et les siècles. Il y a chez Dante des évocations les plus profondes qui échappent à la nécessité d’un contexte historique. Et même dans un contexte très moderne où nous avons des vampires, des nécrophages ou des morts-vivants, la référence à Dante est très souvent présente. Elle a nourri les grandes créations de l’époque romantique avant tout, mais elle a aussi énormément nourri des chefs d’œuvres du 20ème siècle et nous sommes convaincus que ce n’est pas fini et qu’il y a encore pour le 21ème siècle des raisons de lire Dante face aux défis à traverser.
Si nous prenons l’épidémie de la COVID-19, nous avons des évocations des effets de la peste qui étaient contemporains de Dante et qui peuvent justifier des transpositions. Nous avons également des évocations de terres dévastées, de paysages calcinés. Paysages sollicités pour parler de l’apocalypse qui nous attend à cause de notre imprudence écologique (fournaises à venir, fonte des glaciers, inondations, volcans en éruption et qui peuvent se réveiller…). Tous ces phénomènes paroxysmiques, ces exagérations climatiques ont souvent leurs pendants dans des évocations de Dante car sa puissance visionnaire était tout à fait étonnante. Je dirais que Dante retrouve chaque fois une nouvelle jeunesse, bien malheureusement, car l’homme retraverse des catastrophes toujours renouvelées et qu’il a su donner des représentations particulièrement saisissantes aux effets catastrophiques du comportement humain.
Extrait d’une interview du Professeur Jacques Berchtold, Directeur de la Fondation Martin Bodmer. Propos recueillis par Françoise Garnier
Pratique :
Fondation Martin Bodmer - Cologny – du 24 septembre 2021 au 28 août 2022
https://www.artageneve.com/lieu/musees-fondations/fondation-martin-bodmer