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Joerg Bader, directeur du CPG, Centre de la Photographie Genève
Joerg Bader a dirigé pendant 20 ans le CPG, Centre de la Photographie de Genève, en mettant en avant la photographie documentaire d'après Olivier Lugon et en exposant des artistes importants de la scène française mais également des artistes suisses.
Vous avez dirigé pendant 20 ans le Centre de la Photographie de Genève – CPG, quel bilan portez-vous sur votre carrière ?
Je ne dirai pas que c’est une carrière, c’est plutôt une prolongation de mon travail d’artiste. J’ai travaillé comme artiste pendant vingt ans, la plus grande partie à Paris ave 4 expositions personnelles et 2 autres expos personnelles ici à Genève chez Blancpain Stepczinsky entres autres. Ce que je constate c’est que le CPG avec sa programmation très précise a aujourd’hui une place dans le paysage européen, voire international qu’il n’avait pas avant mon arrivé. Pour la première fois, le CPG a été plusieurs fois invité aux Rencontres d’Arles, en 2018 avec la grande exposition POTEMKIN VILLAGES de Gregor Sailer (montré début 2019 au CPG) et des pages entières ont été écrites dans le New York Times, Haaretz, Libération. Avec l’exposition Cindy Sherman le CPG figurait même sur la une du journal Le Monde le 31 décembre 2012.
Pourquoi et comment cet engagement pour le medium de la photographie et quel genre mettez-vous en avant ?
Justement parce que, en tant qu’artiste, j’avais une énorme rage contre la photographie, je la détestais. Quand j’ai été nommé co-directeur au CPG et 3 ans plus tard, directeur, il fallait bien que je trouve qqch de positif à la photographie. C’est ce qui a déterminé l’orientation vers la photographie documentaire avec le livre Le style documentaire d’Olivier Lugon à l’appui (Olivier Lugon, né le 6 juillet 1962, est un historien de la photographie suisse, spécialiste du rapport entre art et document). Un documentarisme qui n’est pas à confondre avec un documentaire qu’on trouve dans les mass médias. La grande différence pour un photographe qui travaille pour une agence ou un journal est qu’en tant qu’employé il fait partie d’une grande machinerie qui va du journaliste au rédacteur, au rédacteur en chef, au rédacteur d’image, etc…. C’est toute une chaîne de production qui se plie à une esthétique prédéfinie. Quand vous êtes chez Magnum vous ne décidez pas de votre esthétique mais vous êtes déjà dans le moule et exécutez ce que l’agence vous demande.Tandis que le documentarisme que j’ai mis en avant, c’est une position de l’artiste, qui décide du sujet, de l’esthétique et assure le financement, la production des œuvres et l’éventuelle publication.
Le CPG ?
Quand j’ai commencé au CPG en 2001, c’était l’apogée des étudiants des Becher, alors je suis allé chercher ailleurs. J’ai exposé les parents de la photographie de l’art contemporain, Bernd et Hilla Becher avec la série peu connue Häuser, dans la prolongation de ce que Olivier Lugon avait défini pour les années 1930 et 1940.
Collaborez-vous avec des musées ou d’autres institutions ?
Mais oui absolument, avec le centre Pompidou/Beaubourg, le ZKM Zentrum fur Kunst und Medien (ils explorent les frontières entre art et nouvelle technologie à Karlsruhe), le PAC à Milan, le Fotomuseum (Musée de la photographie et des médias photographiques) de Winterthur, le CRAC (Centre régional d'art contemporain Occitanie)à Sète, voir le Palacio das Artes à Belo Horizonte au Brésil. Et bien sûr à Genève avec les lieux les plus différents, de la Comédie au théâtre de l’Orangerie, du Spoutnik à Contrechamp, des galeries privées et beaucoup avec la HEAD et bien évidemment avec les acteurs du BAC, c’est à dire le FMAC, le MAMCO, et le CAC. Nous avons cinq collaborations par année.
Est-ce que le centre de la photographie a constitué une collection ?
Non… mais que peut-on faire avec 240'000 francs suisses de subventions par an et comment conserver les œuvres ? Il y avait une collection quand je suis arrivé d’environ 550 pièces, des petits tirages qui étaient dans nos caves, ce n’était pas les meilleures conditions pour les conserver, alors nous avons fait don de ces photographies au cabinet des arts graphiques. Difficile de demander aux artistes d’offrir une œuvre car aujourd’hui elles sont beaucoup plus grandes et coûteuses et il faudrait des protocoles pour les conserver. De toute manière ce n’est pas la mission du centre, d’un centre d’art. Notre engagement est celui de présenter les artistes vivants et les soutenir dans leur production.
Comment conserve-t-on la photographie pour qu’elle ne se détériore pas ?
Les photographies sont fragiles, elles craignent la lumière, l’humidité, les variations de température, il faut une climatisation, des espaces de stockage aussi.
Le style documentaire ?
Ce que j’avais retenu du style documentaire d’après Olivier Lugon, c’était bien plus un impératif éthique qu’une stylistique, c’est à dire une distance tenue par le photographe à son sujet. Une façon d’activer le hors champs. C’est ainsi que la Suisse a pu découvrir au CPG des artistes importants de la scène française allant de Jean-Luc Moulène et Mathieu Pernot à Bruno Serralongue, de Yto Barrada à Philippe Durant et Bertrand Stoffleth. L’engagement pour la riche scène genevoise allait de Jean-Marc Meunier à Guadalupe Ruiz, Marco Poloni, Nicolas Righetti, de Laurence Bonvin à Serge Fruehauf, Christian Lutz, Emmanuelle Bayard, Patrick Weidmann, jusqu’à Jacques Berthet et Dorothée Baumann, entres autres.
Si l’on aborde le « Style Documentaire » à partir du paradigme le plus fort : Concevoir son travail de photographe dès le début comme une archive, tel qu’August Sander ou Walker Evans et plus tard les Becher l’ont conçu, il n’y a pas beaucoup de position similaire aujourd’hui, à part par exemple Armin Linke, avec qui nous avons travaillé à plusieurs reprises et qui en est un digne héritier en établissant des archives photographiques de notre monde globalisé à l’ère de l’anthropocène.
Si vous ouvrez un studio de photographie et que vous travaillez pendant 50 ans, vous constituez une archive. Si vous êtes un peintre et que vous réalisez des centaines d’œuvres, on ne parle pas d’archives mais plutôt d’une collection. Il y a quelque chose d’inhérent à la photographie qui est son devenir d’archive. Mais rarement les photographes projettent leur travail comme le devenir d’une archive.
L’archive a été un pilier très important de ma programmation, à commencer avec des expositions comme Le gouvernementde Hans-Peter Feldmann ou Toutes les photograpies d’une personne de Miriam Bäckström et Carsten Höller, dont les deux expositions travaillaient avec de la photographie vernaculaire. Un moment fort était la grande exposition La revanche de l’archivequi faisait un peu un tour du monde des « pratiques archivistiques » des artistes et photographes. Ont suivi des expositions ayant trait à l’archive comme celles de Peter Piller, Kurt Caviezel ou encore Armin Linke.
Une autre trame développée à partir des années 2007-2009, en parallèle à mon enseignement à la HEAD, elle concernait la « Visual Culture », un mélange de l’histoire de l’art, de l’histoire de la photographie, de l’histoire du cinéma avec une prise de théorie critique, comme le formulait un de ses défenseur, Nicholas Mirzoeff. Penser toutes les productions visuelles non plus à partir d’une hiérarchie comme l’histoire de l’art l’a instaurée, mais par rapport à des pertinences politiques et sociales.
À partir de 2007, le CPG est devenu éditeur et nous menons actuellement une réflexion au sujet du livre car l’histoire de la photographie s’est écrit principalement avec des livres à partir des années 1920, pour ne citer que Antlitz der Zeit d’August Sander ou Paris de nuit de Brassaï. C’est tout le contraire de l’histoire de l’art moderne dont les expositions ont rythmé son écriture.
Dans cet esprit, nous montrons actuellement tous les 145 livres de Richard Prince qui pour moi est un marqueur avec son appropriationisme pour la photographie avec Cindy Sherman, que nous avions montré en 2012, ils font partie de la picture generation, qui travaillaient avec ou à partir des images des mass médias.
Et dans le même esprit, nous montrons durant l’été tous les livres uniques de Claudio Moser, artiste dont le principal travail est photographique. Chaque photo qu’il considère comme bonne à faire agrandir, il en met un petit tirage dans une boite et quand la boîte est pleine il l’emmène chez un relieur qui réalise un livre unique. Il en compte aujourd’hui 37. Ainsi nous ne sommes pas face à une archive couvrant toute sa production photographique, mais face à une bibliothèque. Et en édition limitée nous allons publier un livre d’artiste.
Des projets pour la retraite ?
Continuer à organiser des expositions, publier des livres et écrire.