Barth Johnson

par Vanna Karamaounas
2 février 2019

Art Bärtschi & Cie becomes Wilde.

Barth Johnson, probablement le plus jeune galeriste de Suisse Romande,  l’année 2019 commence avec un grand changement : Art Bärtschi & Cie becomes Wilde.

 

Après avoir fait vos armes chez Guy Bärtschi, en quelle année rachetez-vous sa galerie ? 

On a commencé à discuter dans le courant de l’année 2014 et cela s’est concrétisé fin de l’année 2014, pour le premier janvier 2015. Les discussions étaient plutôt positives, il y avait une volonté des deux côtés. Ce n’était pas un rachat à proprement parlé ; cela partait vraiment de l’envie de Guy de sortir de tous les problèmes que l’on rencontre au quotidien niveau logistique etc… Et puis il souhaitait conserver les amitiés des trente-cinq dernières années, avec tous les artistes, les collectionneurs, les amis qu’il a  rencontrés dans son parcours. On a effectivement trouvé une formule qui convenait aux deux : moi je reprenais la galerie et lui restait propriétaire de ses collections qui sont un patrimoine qui reflète bien l’histoire de la galerie et de toutes les activités qu’il a eues. 

Le premier janvier 2015 on est revenu du Loft 43 avec l’espace dans lequel on discute maintenant (1). J’avais la volonté d’être un tout petit peu plus actif avec plus d’expositions. Je désirais aussi réintégrer le circuit des foires qu’on avait volontairement abandonné en 2010. C’était une nouvelle aventure qui débutait avec également un changement de nom, on passait de Galerie Guy Bärtschi à Art Bärtschi & Cie. Je voulais cette transition douce, un changement naturel - quelque chose d’organique – il était important de garder le nom de famille, Bärtschi,  qui était aussi devenu une marque de fabrique en quelque sorte, tout en enlevant le côté personnel avec le prénom Guy. Aujourd’hui, au premier janvier 2019, après quatre ans d’activité sous Art Bärtschi & Cie, on change pour devenir WildeC’est encore une nouvelle aventure, une nouvelle étape qui commence.

Pourquoi ce nouveau nom ? 

On a longuement cherché. Un changement de nom est quelque chose de très compliqué, on s’est fait aider par différentes personnes, des amis, des professionnels,  parce qu’on est aussi dans le paradoxe : c’est une galerie presque historique, qui existe depuis trente ans, et puis en même temps c’est jeune, c’est dynamique, c’est une nouvelle équipe. On se retrouve donc avec une image à donner qui est un petit peu contradictoire. Wilde en tant que nom synthétisait assez bien l’héritage « sauvage » qui est lié à Guy, qui est son testament en quelque sorte, ce qu’il nous a transmis, le côté « fou furieux ». Il a une personnalité qui polarise les contacts. Il y a des gens qui l’aiment énormément, qui lui sont d’une fidélité absolue, et puis il y en a d’autres avec qui le courant ne passe pas. 

Pour moi le changement de nom était important mais je ne voulais pas une cassure ou une rupture. Je trouvais donc que Wilde incarnait cet  héritage et en même temps c’était une manière indirecte de mettre mon nom par alliance en choisissant Wilde. Ce nom est dans l’arbre généalogique de ma femme du côté irlandais. 

J’aime l’idée que visuellement le nom soit simple, que ce ne  soit pas comme dans la tradition française : « Galerie » plus « prénom » et « nom ».

VK

Auparavant, on attribuait souvent au nom de sa galerie la « rue » dans laquelle elle se situait ou alors un seul mot, un nom, comme Skopia par exemplePuis, il y a eu effectivement toute une mouvance où c’était « prénom et nom du galeriste ». Aujourd’hui l’utilisation du nom simple semble revenir.

BJ

D’ailleurs, si mes souvenirs sont bons, la première galerie de Guy s’appelait la Galerie du Château.

Pourquoi n’avoir pas voulu ouvrir une galerie tout seul ? 

Guy est une personne extraordinaire qui fait définitivement partie de ma vie, de façon très intime. Il est l’un de mes meilleurs amis. Il y a évidemment des hauts et des bas, comme dans tous les couples. Je n’aime pas l’idée de faire une forme de « tabula rasa » pour tout recommencer.  Je crois qu’il faut savoir d’où on vient pour savoir où on veut aller. C’était finalement pour moi une manière très naturelle de continuer. Je peux l’appeler jour et nuit. Si j’ai besoin de conseils, je sais que je peux compter sur lui. C’est drôle parce que lorsqu’il me donne son avis sur quelque chose, je fais souvent autrement. Le fait de savoir ce que lui ferait est important. C’est difficile de tuer le père pour s’émanciper. Ca s’est fait sur cette période de quatre ans, doucement.

La première fois que j’ai poussé la porte de la Galerie Guy Bärtschi, je devais avoir vingt-deux ans, Guy rentrait de soirée, j’ai demandé s’il y avait une place pour un stage. Il m’a demandé ce que je connaissais au sujet de la mort. J’ai répondu que mon beau-frère venait de mourir. Il a déclaré sur un coup de tête : « vous êtes engagé !». Après une semaine il voulait déjà me virer, le coup de tête a duré sept jours. J’ai été convoqué dans le bureau de Guy, toute l’équipe était composée de femmes. Guy ne voulait pas vraiment me virer. Finalement, il m’a donné un dossier sur lequel j’ai travaillé seul durant trois mois, j’étais comme ostracisé. J’ai pris sur moi. A la fin tout le monde était content. 

Faut-il des investisseurs privés pour racheter la galerie Bärtschi ?

Ma femme possédait un petit patrimoine. On a donc pu investir pour racheter la galerie. Sébastien Maret est un associé également. A nous trois, nous avons réussi à faire une petite levée de fond. Mon père m’a donné de l’argent aussi à l’époque. C’était une période très stressante, je passais mon temps à faire des calculs savants. 

C’est très difficile de valoriser une entreprise, il existe différents modèles de calculs, et beaucoup de questions surgissent. Est-ce que c’est lié à un lieu ? A partir du moment où on a pris la décision d’aller de l’avant avec ce partenariat, Guy a vraiment joué le jeu, il a fait l’effort de me mettre en avant, de me présenter systématiquement aux collectionneurs, aux artistes. Il voulait que ça marche. Et ça marche. Aujourd’hui il ne fait d’ailleurs pas partie des actionnaires.

Vous considérez-vous comme un marchand d’art ou comme un galeriste ? 

Je me considère comme un galeriste mais je n’ai aucun problème avec les marchands d’art. Ce n’est pas une section à part qui serait moins importante ou moins valorisée. 

Je pense qu’en tant que galeriste on a beaucoup plus de plaisir à travailler avec des artistes sur des projets, pour des musées, pour des foires. C’est le côté vivant, on communique tous les jours, on discute, on va déjeuner, on fait la fête. C’est le monde des idées que je trouve extraordinaire. J’aime voir une idée d’un artiste qui tout à coup s’incarne, prend forme dans une exposition dans la galerie. Il y a des expositions plus réussies que d’autres. Parfois on rate, parfois on réussi quelque chose auquel on croyait moins. Pour répondre à votre question, il est vrai que cela correspond à ma volonté de dissocier les deux. On a effectivement une activité de second marché mais à l’origine ce n’était pas une volonté directe, c’était plus une aide aux collectionneurs  qui désiraient tel ou tel artiste dans leur collection. On a créé un service pour répondre à une demande. Depuis environ trois ans, on a fait beaucoup d’activité de second marché et pour dissocier le côté galerie du côté marchand, on a décidé d’ouvrir un bureau à Zürich qui sera dédié au second marché. Ce sera une petite structure.

Comment le marché de l'art se porte-il à Genève ? 

Mal. De toute façon on n’est jamais content. Même quand cela va bien, on prétend que ça va mal. En fait, ce n'est pas tout a fait exact, c'est vrai qu'à Genève on a la chance d'avoir une scène culturelle très importante. Je pense notamment à l'opéra, à la danse contemporaine, qui sont deux choses extraordinaires. Quand j'ai le temps, j'adore aller voir ce qu'il se passe au bâtiment des Forces Motrices, à tous les festivals qu’il y a ici à Genève. Le monde des galeries et des arts plastiques fait partie intégrante de cette scène culturelle forte. Le marché de l’art est toutefois spécial. La ville est protestante, il y a énormément d'argent, les gens vivent bien, on possède un pouvoir d'achat qui ne subit pas réellement les mutations économiques qu'il y aurait dans d'autres pays. On ne vit pas tout à fait dans une bulle mais on est effectivement  privilégié. Par conséquent, si on fait une exposition de qualité avec des oeuvres entre dix mille et cinquante mille francs suisses, il y a des personnes aptes à acquérir ces oeuvres. Il est vrai cependant que si on fait une exposition avec des oeuvres d'art qui ont des prix qui varient entre cinq cent mille francs suisses et un million cela devient compliqué. Cela devient un autre type de travail. 

On a eu ces dernières années un "turn over" relativement important. Sandra Recio, à côté, est partie, Edward Mitterrand a fermé, Marc Jancou également, Bernard Ceysson aussi, Blondeau a arrêté de faire des expositions. On a accusé le coup mais d'autres galeries sont venues avec des programmes de qualité et tout recommence. Ce n'est pas le creux de la vague, ce sont des changements naturels. Laurence Bernard a fêté ses trois ans, elle a fait beaucoup pour le quartier. Joy de Rouvre s'est installée ici. Ce sont des mutations plutôt que des fermetures, des remplacements. C'est organique. Mais on est loin de l'âge d'or du quartier des bains, du temps où il a été crée par les irréductibles (Jaccaud, Huber, Mitterand, Davet). C'est une période que j’ai connu sur le tard dès 2007. C'était extraordinaire, la nuit des Bains provoquait un engouement général. Il y avait deux mille personnes dans les rues. Aujourd'hui on n’en est pas là, peut-être est-ce lié à un effet de mode. Aujourd'hui c'est plus calme, sans doute plus stable aussi.

Est-ce important d'avoir pignon sur rue en suisse alémanique? 

Important pour nous oui. Dans le processus de changement, j'aime bien les choses qui se font petit à petit, sans brusqueries. Il s’agissait pour nous de saisir une opportunité, on a la chance de pouvoir bénéficier d’un des plus beaux bâtiments de Bâle, à environ dix minutes de la gare. Là-bas, les galeries sont éclatées, il n'y a pas réellement de centre. On a beaucoup travaillé de par l'histoire de la galerie, avec l'Italie, l'Espagne, la France, la Belgique, peut-être dans un souci linguistique, de facilité. On a beaucoup moins exploré le Nord de l'Europe, à commencer par la Suisse alémanique, l'Allemagne, les pays scandinaves, donc l'ouverture de la galerie à Bâle est une expansion qui me paraissait logique. On reste avec un système identique en terme de logistique, de TVA, de douane, Genève n’est qu’à trois heures de voiture. C'est simple. C'est un projet sur lequel on travaille depuis deux ans on est donc heureux que cela se concrétise. 

Pensez-vous que le marché est plus favorable à Bâle, du fait qu'il y ait Art Basel ?

Bâle c'est très spécial. C'est le centre du monde artistique pendant près de dix jours, le reste de l'année ce n'est pas la même chose. Evidemment, il y a les grands musées mais c'est surtout cette culture des arts qui est extraordinaire entre le Schaulager, la Fondation Beyeler ou le Kunstmuseum. Je suis heureux de pouvoir être là-bas. En schématisant, le jeudi soir à 17h, tout est propre, rangé, personne dans la rue, les boutiques sont fermées. Ce n'est pas très latin comme ambiance mais cela ne nous fait pas peur. La personne en charge sur place s'occupera justement des dossiers de foires, de la communication, etc…. Ce sont des aspects de notre travail qui sont moins liés au passage. Ce sera plus un travail de fond.

Est-ce important de nos jours de s'étendre, de s'agrandir, d'avoir plusieurs galeries en Suisse ou ailleurs? 

Je pense que c'est une erreur parce que l'on dilue nos forces. On est plus fort avec un seul endroit, on maîtrise mieux les paramètres. Je dirais que la différence pour nous justement, c’est que ce n'est pas à l'étranger, on reste chez "nous". 

Aujourd’hui, il y a une course effectivement, les grosses galeries deviennent de plus en plus grosses, deviennent des marques, quant aux petites galeries, elles ferment. 

J'ai un certain nombre d'amis qui avaient des programmes archi-qualitatif, je pense notamment à Paris, je connais plusieurs galeries qui ont fermé ces deux dernières années. Les petits s'éteignent. J'avais lu que 95% des galeries qui ouvrent, ferment dans les cinq ans à venir. Il faut faire un certain chiffre pour assurer les coûts fixes, les salaires, les loyers, les assurances, les dépôts, les transports qui sont chers. Le coût de la vie augmente, ses coûts également. Il faut donc maîtriser au plus près les dépenses. 

A mon avis, le modèle actuel va péricliter. Je me rappelle quand j'ai commencé, on essayait de faire toutes les foires. Les collectionneurs faisaient eux aussi toutes les foires. Aujourd'hui, il y a plus de foires qui ouvre chaque jour qu'il n'y a de jour dans l'année. Les collectionneurs ne font plus toutes les foires. Il y a donc un choix qui s’opère, c'est souvent la foire la plus proche géographiquement qui est privilégiée. Un collectionneur genevois ira à artgenève, peut-être à Art Basel mais il n'ira certainement pas à Art Miami. Il fera peut-être trois foires uniquement. Elles sont devenues des foires sélectionnées. Les grosses galeries font toutes les foires. En parlant avec des collègues, j'ai appris que ces derniers avaient fait seize foires. C'est énormément  de logistique, énormément d'argent. Si deux ou trois foires ne fonctionnent pas, il faut une trésorerie gigantesque pour absorber les pertes. Ce n'est pas un manque à gagner, ce sont des pertes sèches. Je pense aussi qu'il va y avoir des changements, il y a de plus en plus de foires off, ou petites foires. Elles sont repensées mais pas dans une nécessité de nouveau modèle économique, elles sont une réaction comme par exemple Paris internationale  qui est pensée par rapport à la FIAC, pensée à travers ceux qui ne sont pas acceptés à la FIAC. Elles ne posent cependant pas les questions suivantes : comment faire une foire plus intelligente, moins fatigante ? 

Le rythme d'un galeriste est effréné, à la fin on ne parle plus des oeuvres d'art mais uniquement du prix. 

Finalement, je pense que le fait d'ouvrir une galerie dans une autre ville est une manière d'éviter de faire une foire, parce que concrètement la foire à l'étranger c'est comme ouvrir sa galerie durant dix jours ailleurs. Je ne sais pas, je n'ai pas la solution. Je crois qu'il faut repenser tout ça.

Craint-on la concurrence en temps de crise? 

Non. En tout cas pas à Genève. Certes la concurrence existe, on est tous concurrents. Mais on est aussi amis, on est dans un mouchoir de poche, on se connaît tous. Par ailleurs, on ne travaille pas du tout avec les même artistes, on a des programmations qui sont diverses et variées. Je crois que c'est une chance à Genève. Si je compare avec New York par exemple, à Genève on est en contact tous les jours les uns avec les autres sur des groupes WhatsApp entre les galeristes et le comité du quartier des Bains. C'est peut-être le côté suisse mais on est plutôt dans une attitude entre collègues, bon enfant, on se parle, on se donne des coups de main. Il n'y a pas cette culture du diviser pour mieux régner. C’est une chance. 

Est-ce difficile de participer à des foires et à quelles foires participer? 

C'est très difficile de participer à des foires. On a eu le contre coup quand on a arrêté les foires en 2010. Guy a fait pendant près de douze ans la FIAC, pour réintégrer la foire c'est difficile. On a envoyé un dossier l'année dernière qui n'a pas été retenu. C'est certain que l’on se sent blessé, on se dit qu'avec tout ce que l’on déploie c'est injuste.

La foire est un milieu très compétitif, on n'est plus dans notre petit quartier, entre galeristes où tout le monde s'apprécie. C'est difficile. Le problème également des foires c'est que c'est très cher, de plus en plus cher. Cela va de quatre cent à mille cent euros le mètre carré. Donc, si on veut un stand qui ressemble à quelque chose, qui soit plus grand que trente mètres carrés, l'investissement devient important. Je pense que les grands perdants du système des foires sont les artistes et en particulier les jeunes. Cela veut dire que l’on est obligé de calculer le coût du mètre linéaire sur la foire, et en fonction, adapter le prix de l'oeuvre exposée. Il en résulte que l’on ne va pas mettre une oeuvre dont le prix s'élèverait à cinq mille francs car ce n'est pas rentable. En dépit, du travail très qualitatif, c'est le prix de revient qui va prôner sur le reste. Même les artistes en milieu de carrière avec une pièce à vingt mille francs ne rentabilisent pas la présence dans une foire. 

Les foires : c'est difficile. Il existe un rapport amour-haine. Pour notre part, on a participé à artgenève, à ARCO, on a également fait la Drawing Now à Paris une ou deux fois, on était présent à Artissima à Turin une fois, Miart à Milan parce qu'on travaille avec des italiens. Il y a deux ans on a fait un projet pour Art Basel Unlimited avec Raphaël Lozano-Hemmer. Cette année on propose un projet avec Marina Abramovic pour Unlimited avec la Lisson Gallery de Londres. Si j'avais le choix, c'est vrai que je ne ferais que deux ou trois foires par année, pas plus. 

Marina Abramović

Marina Abramović

 

Découvre-t-on des nouveaux clients dans les foires? 

On rencontre beaucoup de personnes effectivement, des nouveaux collectionneurs. Il y a beaucoup d'institutions qui se déplacent en groupe, en comité pour voir, pour parler d'autres projets. Je pense, par exemple, à l'exposition de Per Barclay au CCC (Centre de Création Contemporaine Olivier Debré) de Tours, pour laquelle on avait aidé. On les avait rencontrés sur une foire, même si on les connaissait déjà, cela permet de mettre des visages sur des noms. 

Lorsque nos propres collectionneurs viennent cela leur fait plaisir de voir que l'on participe. Les gens sont tellement sollicités aujourd'hui, même en étant basés à Genève, ils n'ont pas forcément le temps de venir voir les expositions. 

Continuez-vous à exposer les artistes historiques de la galerie ?

Oui, on a fait plusieurs expositions avec les artistes qui ont marqué l'histoire de la galerie. Par la suite, les choses ont évoluées, on a commencé des nouvelles collaborations et on le fait de plus en plus. Il est vrai que comme on travaille avec une trentaine d'artistes il y a une exposition tous les trois ans, c'est toujours relativement délicat. Il y a des artistes qui voient que la direction que prend la galerie est différente de celle proposée par Guy dans le passé. Il n'y a pas eu de divorce difficile mais parfois certains chemins se séparent. 

Est-ce vous qui procédez aux choix? 

Oui c'est moi en effet, mais je dirais que c'est un processus consultatif entre tous les membres de l'équipe, on peut repérer un artiste dans une expo, dans un musée, ou dans une exposition dans une autre galerie. Ensuite, on en discute, on regarde quelles sont les différentes possibilités, il y a des artistes avec lesquels on aimerait énormément travailler mais c'est impossible. Parfois, on doit également faire attention à notre programmation, on ne peut pas, par exemple, faire quatre expositions avec uniquement des jeunes à la suite car financièrement cela peut devenir difficile. Il y a donc beaucoup  de paramètres qui entrent en compte pour savoir si oui ou non on expose à tel moment avec tel artiste. 

Les contrats avec les artistes sont-ils des contrats d'exclusivité?  

On n'a aucun contrat avec personne. On discute, on se serre la main et puis c'est terminé. C'est plus simple, et cela coûte moins cher en frais d'avocat.

Malgré les coûts importants, la démultiplication des galeries et la participation aux foires, vous prenez quand même le risque d'exposer des jeunes artistes inconnus ?  

Inconnus si on veut. On a commencé à travailler avec Mathieu Dafflon par exemple, qui est un peintre genevois, un jeune, avec  Dorian Sari aussi qui est à Bâle maintenant, qui a fait beaucoup de choses dans les musées en Suisse. 

On a également entrepris une collaboration avec Mounir Fatmi, à Genève, qui lui n'est pas tout à fait inconnu puisqu’il a travaillé avec Barbara Polla. Il y a de tous les cas de figures. Moi j'aime beaucoup travailler avec des jeunes, qui essaient, qui ont des nouvelles idées, c'est particulièrement stimulant. 

Quels sont les artistes qui vous plaisent hormis ceux que vous exposez, citez-nous quelques noms ? 

J'aime énormément Richard Long, j'ai eu le plaisir de le rencontrer à l’anniversaire de Not Vital. On s'est revu par la suite complètement par hasard dans un bar à Londres. Il n'a absolument pas la visibilité qu'il mérite. 

Not Vital

 

Je trouve le travail du malien Abdoulay Konaté très intéressant, très beau. Il lie les racines des teintures des boubous maliens et arrive à en faire quelque chose de totalement différent. Aussi, la peinture puissante de Adrian Ghenie qui avait le pavillon roumain  à la Biennale de Venise, il y a deux ans. Certaines de ses peintures sont extraordinaires. Je pense que c'est une nouvelle proposition dans la peinture. En Suisse, j'apprécie énormément Silvia Bächli qui travaille avec la galerie Skopia. 

La programmation est-elle cohérente, avec une ligne  bien définie ou ce sont des coups de cœur ? 

Il n'y a absolument aucune ligne. C'est à la fois notre force et notre faiblesse. On nous le reproche souvent. Il n'y a pas de touche ou de style qui correspondrait à la galerie. Ce qui est parfois problématique car on va souvent entendre que chez nous il y a de tout. Et en même temps, j'ai le sentiment que lorsque l’on regarde le monde, c'est tellement diversifié, il y a de tout.  On cohabite tous sur une même planète. 

J'étais la semaine dernière à Dakar voir Omar Ba, on a fait une journée de pêche dans une pirogue avec des pêcheurs, c'était extraordinaire. C'est un autre monde sur la même planète. J'aime cette diversité dans le monde et j'ai le sentiment qu'elle se doit d'être reflétée dans notre programme. Effectivement, on n'est pas focalisé sur une ligne en particulier, la variété me plaît et me parle. On travaille avec des peintres, des photographes, des dessinateurs, des sculpteurs, des performeurs, des vidéastes, des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des Suisses et des étrangers. C'est cependant beaucoup de risques. N’avoir qu’une seule ligne est plus évident. 

Omar Ba

Omar Ba

 

Je rencontre beaucoup de collectionneurs qui tout à coup choisissent un médium et s'y tiennent. C'est une manière aussi de fermer les yeux sur tout le reste en se disant "ça je ne regarde même pas". Moi je vois ça plutôt comme l'aveu d'une faiblesse. 

Comme on travaille avec notre sensibilité, je crois que l'on peut être aussi sensible à une pièce de théâtre qu'à un film ou encore à une sculpture. J'ai l'impression que notreligne en fait, n'est pas une ligne mais plutôt un cercle.

Aujourd'hui quelle est la clientèle de la galerie ? Des jeunes ? Des investisseurs suisses ? Des étrangers ? Des clients fidélisés ? Y a-t-il un profile "type"?

On a une base de collectionneurs que l’on apprécie, le noyau dur, établi à Genève. Certains d'entre eux suivent la galerie depuis près de vingt ans.

On a fait de grands efforts pour développer des collectionneurs jeunes, ce qui à mon avis manque aux autres galeries, du quartier notamment. Ces jeunes collectionneurs peuvent venir chez nous, acheter des oeuvres qu'ils vont payer sur une année, voire deux ans. Ils se retrouvent tout à coup avec des oeuvres majeures qui coûtent entre vingt et quarante mille francs. Ils ont la possibilité de payer entre cinq cent et sept cent francs par mois. On a vraiment beaucoup travaillé là-dessus et c'est vraiment génial. Ces jeunes collectionneurs sont très contents, on leur livre les pièces tout de suite, on leur fait confiance. Les artistes sont contents également de voir que ce sont des jeunes, que la relève est assurée, que ce n'est pas juste X financier genevois qui a beaucoup d'argent, qui achète pour que cela finisse dans un dépôt. Il y a un rapport affectif qui se met en place entre l'oeuvre et ces jeunes collectionneurs. Ces derniers représentent cinquante à soixante pour cent de nos collectionneurs. En termes de valeur absolue monétaire, ce n'est pas ça qui fait vivre la galerie, mais c'est ça qui fera vivre la galerie. 

On adore faire des fêtes, on est fort pour ça. Il y a un côté festif chez nous que le monde de l'art avait que je n'ai pas connu. J'entends souvent des récits de soirées mythiques des années quatre vingt, nonante. Aujourd'hui ces fêtes n’existent plus, c'est le business. On développe aussi ça, car on aime ça.

Evidemment comme toutes les autres galeries on a des très gros collectionneurs, milliardaires, domiciliés à l'étranger, à qui on peut vendre des pièces aux Etats-Unis, en Asie, dans le Moyen-Orient, etc… Là, c'est un autre travail, c'est moins lié aux évènements qui se déroulent ici, ce sont des personnes qui ne se déplacent pas pour voir les expositions. C'est plutôt nous qui nous déplaçons pour proposer des pièces qui manqueraient dans leur collection de telle ou telle période. Ce sont deux approches différentes, deux types de collectionneurs différents. On s’estime heureux d'avoir ici des personnes qui nous suivent, qui viennent à la galerie de façon régulière.

Conseillez-vous aussi des institutions? 

On s'occupe de quelques collections d'entreprises. On les assiste dans leur choix. Ensuite, il y a toute une logistique qui n'est pas évidente, beaucoup de frais si l'oeuvre est achetée ailleurs qu'en Suisse : TVA, frais de transport, frais de douane etc… Pour ce genre de cas, on a une équipe que l'on a développée et qui s'en occupe exclusivement.

On intervient au sein de quatre sociétés à Genève, ce sont des parcours géniaux. J'ai beaucoup de plaisir à le faire car ce sont de nombreuses réunions, de longs échanges sur des expositions, des artistes. C'est très vivant et dynamique en somme. Et parfois, lorsque ça ne nous plaît pas, ça nous oblige à comprendre pourquoi tout à coup une oeuvre nous plaît, pourquoi elle est importante, pourquoi elle ne l'est pas. 

Qu'est-ce qu'une oeuvre importante? 

Chacun a sa propre subjectivité. Contrairement à ce que pense beaucoup d'acheteurs ce n'est pas le prix d’achat qui fait l’importance de l'oeuvre. C'est une erreur commune de départ. Il n'y a pas de corrélation entre le chef d'oeuvre et l’estimation financièred’une l'oeuvre. 

A titre personnel, je dirais qu'il y a deux formes de jouissance, la première de l'ordre de l'émotionnel, qui vient du coeur. L'émotion est ressentie alors qu’on est touché, l'oeuvre n'a pas besoin d'être esthétique. Et puis, la deuxième jouissance, serait celle qui est intellectuelle, qui représente ce que l'artiste a voulu dire, son système de référence. 

Lorsque les deux se rejoignent, l'émotion et l'intellect, alors souvent se sont des pièces qui sont importantes, du moins à mes yeux.

Passez-vous du temps à découvrir des artistes, à visiter des ateliers? 

On va tout voir. On reçoit tous les jours énormément de dossiers d'artistes. On regarde tout. On essaie d'aller voir toutes les expositions à Genève, en Europe. Les rencontres sont toujours les bienvenues. Il est clair que souvent il y a des attentes que l’on ne peut pas satisfaire, on essaie cependant de voir un maximum d'oeuvres. Un dentiste va voir des dents toute la journée et c’est normal parce que c’est son métier, nous on est des professionnels, on voit des oeuvres d'art toute la journée et c'est bien normal aussi.

Comment appréhendez-vous l'année 2019 ? 

On n'aura pas le temps de se poser la question. Le premier trimestre, on présente une exposition avec Omar Ba à Genève, ensuite je dois aller à Toronto pour une exposition du même artiste au Power Plant. Ensuite, une semaine plus tard on ouvre la galerie à Bâle, une semaine plus tard on participe à ARCO à Madrid et, au début du mois de mars j'ai l'arrivée du deuxième bébé. J’imagine donc l'année 2019 particulièrement chargée avec un emploi du temps ministériel. J'ai le sentiment qu'on arrivera à sortir notre épingle du jeu parce que c'est une nouvelle dynamique qui se met en place. Les gens apprécient le fait que cela bouge, même si on n'est pas présent à tel événement. La galerie est toujours en ébullition. C'est encourageant, la machine avance. 

Et en même temps, quand je vois les quantités d'argent qui ont été injectées en automne 2018, je pense plutôt dans les maisons de ventes aux enchères où il y a des oeuvres qui sont au mieux médiocres qui font des records, je pense à des pièces qui sont estimées à cent mille francs et qui partent à cinq cent mille francs, j'ai le sentiment qu'il y a du souci à se faire. Le marché de l'art va dégringoler. Je suis très sceptique. Avec notre activité du second marché, je vois des oeuvres passer qui ont été achetées et qui se revendent une année après. Cela vient principalement des Etats-Unis. Le prix et surestimé à la revente. Je crois qu'il y a beaucoup de gens qui vont se retrouver avec beaucoup d'œuvres invendues et qu'ils ont payé très cher et qui ne reverront jamais leur argent car cela n'intéresse personne. Certes c'est une valeur refuge mais ce n'est pas du tout gagné d'avance et à mon avis cela va faire mal. 

Faut-il se méfier des maisons de ventes aux enchères? 

Non absolument pas, ce sont des personnes qui exercent leur métier comme nous mais il est clair que lorsque l'on achète une oeuvre aux enchères, une oeuvre que l'on a payé cinquante mille francs au marteau, on doit rajouter les trente pour cent de commission de la maison de vente, ensuite ils vous font  payer la caisse d’expédition. Les maisons de ventes aux enchères préfèrent souvent travailler avec des transporteurs que eux valident, sinon ils ne remboursent pas la TVA tout de suite. C'est tout de même un peu une mafia. A cela s'ajoute donc le transport, puis la TVA dans le pays d'arrivée. J'entends par là qu'une pièce à cinquante mille francs d'origine vaut en réalité nonante mille francs. Quand on est en train de miser au téléphone et dans l'excitation, on ne se rend pas bien compte de toute la chaîne mise bout à bout. Il y a également le droit de suite. Au début, quand le marteau tombe, on a l'impression d'avoir fait une bonne affaire mais une fois ajoutés tous les petits morceaux de paiements, on déchante.

Moralité, il vaut mieux acheter en galerie, on a un prix défini, fixe, sans surprise ? 

Dans une galerie, vous pouvez négocier le prix, payer en plusieurs fois, vous voyez l’état de la pièce que vous achetez, sans devoir lire les condition reports. Dans les petites maisons de ventes on peut encore faire des bonnes affaires mais cela demande d'être actif, il faut trier, connaître, avoir un réseau de professionnels. 

Il ne faut donc pas se méfier des maisons de ventes, il faut travailler avec elles et saisir les opportunités qui tombent.

Un mot pour conclure ?

Vive les vacances ! 

 

(1) Barth Johnson, Wilde Gallery, rue du Vieux-Billard 24, 1205 Genève