Marina Abramovic

Maison Tavel | La Maison est là où tout commence

L'Art A Genève
25 février 2025

Conçue par la curatrice Adelina von Fürstenberg, la Maison Tavel accueille La Maison est là où tout commence pour six mois. L’exposition de l’ONG ART for The World rassemble les œuvres de 26 artistes femmes issues d’un parcours migratoire.

Artistes

Marina Abramović, Clara Alloing, Anna Barseghian, Marie José Burki, Marisa Cornejo, Fabiana de Barros, Anjesa Dellova, Silvina Der-Meguerditchian, Elena El Asmar, Ekene Emeka-Maduka, Mona Hatoum, Vanna Karamaounas, Kimsooja, Elisabeth Llach, Keiko Machida, Shirin Neshat, Rosana Palazyan, Maria-Carmen Perlingeiro, Mai-Thu Perret, Carmen Perrin, Alexandra Roussopoulos, Davide-Christelle Sanvee, Iris Sara Schiller, Zineb Sedira, Maria Tsagkari, Vivianne van Singer.

Commissaire d’exposition : Adelina von Fürstenberg, ART for The World

Le projet La Maison est là où tout commence a été conçu et dirigé par la curatrice internationale et productrice indépendante Adelina von Fürstenberg, fondatrice du Centre d’art contemporain de Genève, cofondatrice de la Fondation Deste pour l’art contemporain d’Athènes et fondatrice de l’ONG ART for The World, Genève fondée en 1996. Son parcours a été marqué par de nombreux projets et distinctions, dont le Label de l’Évènement culturel le plus innovant en 2008 par le Conseil de l’Europe pour la production du film Stories on Human Rights, réalisé à l’occasion du 60ème anniversaire de la DUDH, le Lion d’Or pour le Meilleur Pavillon National (Arménie) à la 56ème Biennale de Venise en 2015, et le Grand Prix Meret Oppenheim de l’Office fédéral de la culture en 2016, pour sa carrière vouée à l’art et à la culture Contemporains.

ART for The World

À la fois poétique et féministe, artistique et engagée, l’exposition La Maison est là où tout commence installée dans les murs de la Maison Tavel parvient à conjuguer des visions et des récits pluriels, portés par les créations de vingt-six artistes contemporaines aux origines migratoires diverses. Ces artistes vivent et travaillent principalement en Suisse romande, même si la sélection s'étend également au reste du monde.

La curatrice Adelina von Fürstenberg, qui en a élaboré le concept, a notamment été inspirée par ces vers de la poétesse afro-américaine Nayyirah Waheed : “My mother was my first country. The first place I ever lived”. Les liens qu’ils évoquent entre l’appartenance à une lignée de femmes et l’idée de patrie résonnent pleinement avec le propos de l’exposition, qui entend célébrer les voix des artistes confrontées aux priorités interculturelles et aux répercussions de la migration.

Les œuvres exposées reflètent une grande diversité de médiums et de techniques mais également des parcours artistiques singuliers. L’enjeu géographique est central : 27 nationalités sont représentées, chaque créatrice étant a minima issue d’une double culture. Rien d’étonnant à cela, la migration, l’exil et le déracinement se trouvant au cœur de l’exposition. Chacune à sa manière, les artistes ont été façonnées par leur identité et leur culture. Leurs travaux explorent cet héritage et la façon dont elles ont été influencées par lui.

Tout en mettant en lumière les singularités inhérentes à la création artistique de chacune de ces femmes, les pièces sélectionnées résonnent entre elles. Une certaine alchimie opère et révèle des échos parfois insoupçonnés entre des artistes que des continents et des générations séparent. 

Zineb Sedira

Plusieurs fils rouges traversent l’exposition, des thématiques récurrentes que l’on retrouve comme un refrain, venant scander la visite. La notion de foyer et de territorialité, le corps comme lieu de mémoire ou encore l’idée d’héritage et l’importance de la transmission s’entrelacent jusqu’à former la trame dense et vivante de La Maison est là où tout commence…          
Plongeant dans la mémoire d’identités perdues, abandonnées ou remodelées, explorant les notions de séparation, de déplacement, de survie et de renaissance, l’exposition s’attache à traiter les thèmes profondément enracinés dans les expériences des artistes expatriées lorsqu’elles trouvent un nouveau foyer. Ce nouvel endroit devient l’espace où leur créativité peut s’exprimer alors que la question de la place revêt une importance fondamentale dans la transmission de la culture, englobant à la fois la dimension spirituelle, les idées, les rêveries, et les lieux physiques qui facilitent ces échanges culturels.

La scénographie de l’ensemble s’intègre harmonieusement à l’architecture de la Maison Tavel, jouant avec les espaces interstitiels des lieux. Sur trois niveaux - sous-sol, rez-de-chaussée et premier étage - les œuvres se déploient ou au contraire s’invitent tout en subtilité dans l’accrochage du musée.

Le bâtiment s’y prête particulièrement bien. Plus ancienne habitation de Genève encore existante, la Maison Tavel est devenue un site du Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève. Par son histoire, qui témoigne de la richesse des brassages culturels que la Cité de Calvin a connu et continue de connaître, elle incarne véritablement la Maison.

 

Au sous-sol, on peut ainsi trouver une paroi ornée d’une délicate installation d’Alexandra Roussopoulos (Grèce/Suisse) mêlant céramiques émaillées et toiles presque vierges, s’intégrant tout en douceur dans le lieu d’exposition. À travers la peinture, elle explore la relation entre forme, couleur et espace, et s’attache à mettre en avant l’importance du dialogue artistique et de la connexion avec les autres.

Alexandra Roussopoulos ©ART for the World

Plus loin, une grande œuvre textile de Davide-Christelle Sanvee (Togo/Suisse) Sans croix, ni loi se juxtapose aux pièces du musée. Son gigantesque drapeau suisse dont la croix blanche a été ôtée occupe presque toute la hauteur de la crypte où il est installé. Par son geste à la fois radical et minimaliste, l’artiste invite à opérer un décentrement de sa pensée qui viendrait remettre en question une certaine homogamie raciale.

Davide-Christelle Sanvee ©ART for the World

À quelques mètres de là, les sculptures en briques de Carmen Perrin (Bolivie/Suisse) voisinent avec l’installation sonore de Clara Alloing  (France/Suisse). Cette dernière travaille en assemblant des sons, des voix, des atmosphères. Dans le contexte de cette exposition, l’artiste a demandé à cinq femmes de cinq générations différentes de faire une visite guidée de leur maison d’enfance en décrivant les sols et les murs au prisme de leurs souvenirs, de leur mémoire. Chacune a un lien avec la question de la migration. Clara Alloing a construit une pièce sonore à partir de ces récits, édifiant une maison imaginaire, un endroit complexe auquel on est très attaché mais qui peut aussi être un lieu de souffrances. L’immersion dans les souvenirs d’enfance fait écho aux sculptures de Carmen Perrin, qui propose un regard décalé sur la matière même de notre mémoire. Parapluie, boules de bowling ou paire de bottes la tête en bas, les objets façonnés par Perrin racontent un quotidien plus ou moins innocent - l’ensemble compte aussi quelques masques à gaz… Pour l’exposition à la Maison Tavel, l’artiste, inspirée par une armure, a ajouté à sa série un torse de femme et des genouillères. Toutes les pièces composant l’installation résultent d’une construction méticuleuse de briquettes assemblées puis poncées. En prenant les empreintes de ces objets, l’artiste s’intéresse au vide et construit des murs autour des formes. Pour retrouver l’objet, elle doit effectuer un travail de ponçage important, jusqu’à retrouver l’empreinte initiale. Chacun des objets créés porte encore en lui la mémoire de sa fonction première, mais il recèle également les potentialités de ses transformations. 

Carmen Perrin ©AAG

La mémoire est également au cœur du travail de Silvina Der-Meguerditchian  (Argentine/Allemagne). Cette petite-fille d’immigrants arméniens explore les questions liées au poids de l’identité nationale et de son héritage familial. Au rez-de-chaussée du musée, dans deux vitrines, elle semble convoquer la mémoire de ses ancêtres dans un autel poétique. Sur un amoncellement de coussins, elle dispose ainsi des portraits de famille d’un autre temps, du papier d’Arménie et même quelques insectes, à la façon d’une entomologiste du passé. L’artiste a en fait reconstruit la maison de son enfance en Argentine. Enfant, Silvina partageait le lit de sa grand-mère, survivante du Génocide arménien. Les souvenirs des draps fleuris et des insectes qu’elle observait dans le jardin sont les acteurs romantiques d’un lieu de mémoire très personnel, intimement lié à son parcours et celui de sa famille.

Silvina Der_Meguerditchian ©ART for the World

Dans la pièce d’à côté, voisinant avec la guillotine exposée par le musée, Anna Barseghian  (Arménie/Suisse) expose la photographie Madonna of the Bathroom. Montrant une femme en costume proustien devant des urinoirs, l’artiste remet en question l’assignation genrée des espaces intimes et la subvertit. L’anachronisme ajoute une strate supplémentaire au jeu de décalage symbolique opéré par cette “photographie-performance” et interroge la notion d’injustice faite aux femmes par la Cité.

Anna Barseghian ©ART for the World

En face, une salle accueille l’installation L’esercizio del lontano d’Elena El Asmar (Liban/Italie) qui se déploie tout en transparences. L’artiste récupère des contenants de verre qu’elle travaille avec délicatesse en les recouvrant de collants de femmes. Elle s’attache à représenter l’irreprésentable, la distance entre le souvenir et la mémoire. Les premiers, précis, nets, fulgurances fragiles se noient dans les flux et reflux de la seconde, qui ne cesse de se réinventer. En construisant une ville de verre recouverte de dentelles, l’artiste s’attache à saisir la frontière de ces mondes, un peu à la façon dont les récits personnels des individus déplacés constituent ensemble l’histoire collective d’une diaspora.

Elena El Asmar  ©ART for the World

À l’autre bout de la salle, les œuvres colorées de Vivianne Van Singer (Italie/Suisse) dialoguent avec l’architecture de la pièce. À travers des miroirs placés au ras du sol où des papiers colorés installés dans une vitrine, l’artiste capture la couleur dans ses dimensions chimiques, esthétiques, matérielles et immatérielles. Comme une alchimiste, elle commence souvent son processus créatif avec des matières premières où la couleur est présente, puis procède à sa transformation en différentes substances. Une fois capturée, cette couleur est revisitée, travaillée, manipulée et répandue sur diverses surfaces pour découvrir expérimentalement une signification, une forme et une densité différentes. 

Vivianne Van Singer  ©AAG

Marie José Burki  ©Xippas

Le premier étage rassemble la majorité des œuvres de l’exposition. Dès l’entrée dans la première salle, un grand néon bleu signé Marie-José Burki  (Belgique/Suisse) capte le regard avec l’interrogation suivante : Where was I born and what is my name, qui fait écho à l’état de recherche existentiel intrinsèque à la quête de ses racines. Connue pour son art vidéo ainsi que pour son travail en photographie, sérigraphie, sculpture et installation, Burki explore l’interaction entre les mots et les images, le passage du temps et la narration. À quelques mètres de là, on retrouve dans une vitrine de petites sculptures en albâtre réalisées par Maria-Carmen Perlingeiro (Brésil/Suisse), dans un geste qui requiert précision et patience.

Maria-Carmen Perlingeiro  ©ART for the World

Sur un autre mur, on retrouve les peintures de  Marisa Cornejo (Chili/ Suisse). Née à Santiago du Chili, elle quitte le pays avec sa famille après le coup d’Etat de Pinochet. Elle vivra en exil en Argentine, puis en Bulgarie, en Belgique, au Mexique où elle étudie, en Angleterre et s’installe à Genève en 2005. L’artiste retranscrit ses rêves sur divers supports depuis trois décennies et constitue une véritable « archive des rêves », où elle recueille ce que la Terre-Mère lui transmet comme message sur les problématiques touchant les femmes migrantes et les solutions pouvant être mises en place sur le nouveau territoire qu’elles habitent.

Marisa Cornejo  ©AAG

Dans la salle suivante, l’artiste suisse d’origine brésilienne Fabiana de Barros (Brésil/Suisse) joue avec l’architecture en installant son Fiteiro Cultural (Kiosque à Culture), tour à tour lieu de rencontres, espace d'expérimentations artistiques ou sociales, construit dans plus de 20 pays différents depuis 1998. Cette fois, le kiosque prend la forme d’une petite chapelle dédiée au culte de Millagrosa, sainte patronne des causes virtuelles.

Fabiana de Barros  ©ART for the World

Juste à côté, Vanna Karamaounas (Grèce/Suisse) expose quant à elle des œuvres évoquant l’exil et le déracinement. Inspirée par les enjeux socio-économiques ainsi que par son histoire familiale marquée par l’exode de ses grands-parents vers la Grèce, lors de la Grande Catastrophe de Smyrne, l’artiste présente trois photographies. Deux sont tirées de la série d’images de matelas Exo Mattresses dédiée aux matelas, objets intimes, précieux et indispensables. Territoire personnel aux limites éphémères, le matelas est aussi ici le témoignage d’une vie matérielle fragile, précaire. La troisième photographie, intitulée Exode, raconte le récit universel du déracinement, composé de vécus personnels et collectifs, faisant partie des plaies mal cicatrisées de notre mémoire. À travers les objets qui restent, qui portent encore en eux l’empreinte des corps, la présence humaine se devine en creux.

Vanna Karamaounas @AAG

Dans la salle d’en face, on peut retrouver deux photographies de Marina Abramović (Serbie/Pays-Bas/USA) qui renvoient à certaines des performances corporelles de l’artiste. Ces images voisinent avec la pièce Me, You de Maria Tsagkari (Ex-Empire ottoman/Grèce), formée de cheveux humains disposés sur deux poteaux de bois. Faisant partie d’un capital qui nous est donné à la naissance, les cheveux sont un matériau doté d’une lourde charge symbolique. Ils incarnent la féminité, la liberté mais aussi une forme de pouvoir. Parfois, les femmes les vendent pour pouvoir émigrer. En explorant les manières dont les désirs et aspirations humains intrinsèques sont connectés et entrent en collision au sein de systèmes complexes de constructions sociales, politiques et historiques, Maria Tasgkari soulève autant des questions sur les thèmes de l’anonymat et de l’identité que sur les enjeux de dominations (et d’usages) du corps humain.

Maria Tsagkari  ©ART for the World

Suspendue sur la paroi d’à côté, Untitled (rack), une installation de Mona Hatoum (Palestine/UK), prend la forme épurée d’un porte-manteau, objet domestique par excellence - il est littéralement cloué au mur de la maison -, qui porte le monde. Un monde déconstruit, fragmenté, dont il ne reste que des traces, sous la forme d’un filet à provision réalisé à partir d’une carte géographique et de deux cintres déformés dont l’ombre sur le mur accueille le dessin d’une mappemonde. Malgré leur épure, ces quelques éléments dessinent en creux le globe terrestre et interrogent les enjeux des déplacements forcés de population. 

Mona Hatoum  ©ART for the World

Programme : 8 et 9 mars 2025 :

La Maison est là où tout commence sortira également des murs de la Vieille-Ville de Genève. A Carouge, une série d’événements spéciaux sont prévus les 8 et 9 mars, à l’occasion de la Journée des droits des femmes. Alfio di Guardo, directeur du Cinéma Bio propose durant ce week-end pas moins de douze films, accompagnés de discussions. Au Temple de Carouge, samedi soir à 20h, la soprano Varduhi Khachatryan chantera quelques airs d’opéra durant un concert exceptionnel et gratuit.

 

Un livre d’entretiens, menés avec les artistes par Nakhana Diakite Prats - auteure, curatrice indépendante et conférencière - sera également à paraître au printemps. Transmettre la mémoire comme une archive. Retranscrire le terreau de l’histoire de chacune est le propos du livre. Cet ouvrage offrira un aperçu rare du rapport des artistes avec leurs origines, leur héritage et sur la façon dont les parcours migratoires dont elles sont issues ont impacté leur vie et leur art.

« Dans l’ensemble, “La Maison est là où tout commence” n’est pas simplement une célébration de la résilience et de la créativité des femmes artistes. Le projet souligne également l’interconnexion continue et l’influence durable des cultures diverses sur le paysage artistique en constante évolution » 
Adelina Cüberyan von Fürstenberg, ART for The World, Genève.


L’exposition est à voir jusqu’au 31 août 2025 à la Maison Tavel, Vieille-Ville de Genève

https://www.artageneve.com/lieu/musees-fondations/maison-tavel-mah