Le Jardin, de la lettre à l'esprit à la Fondation Bodmer

par Fabien Franco
5 juillet 2018

Au musée Bodmer, l’exposition « Des Jardins & des Livres », raconte une histoire aussi sensuelle qu’intellectuelle. Aperçu en trois étapes historiques.

Il est fascinant de constater la permanence de ce motif récurrent qui a traversé les siècles et les civilisations. Depuis les premiers écrits de l’humanité, il entretient avec l’écriture une relation singulière. Le jardin projette son image dans toutes les directions. En philosophie, en religion, dans les sciences naturelles et la médecine et, bien sûr, dans les beaux-arts. Cet espace vert aménagé par la main de l’homme ne s’est pas pour autant nourri exclusivement de connaissances jardinières. Il s’est concrétisé également à partir de sources littéraires. C’est ce que montre, dans la pénombre de l’éclairage adapté à la sensibilité des livres conservés par la fondation Bodmer, l’exposition à voir à Cologny jusqu’au 9 septembre 2018.

Quelque peu austères, les expositions dédiées aux livres exigent une attention particulière. « Des jardins & des livres » n’échappe pas à la règle. Cependant, être en présence d’un rouleau sumérien de plus de 2 500 ans ou de l’édition originale de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, en six volumes datée de 1761, ne manque pas de créer l’émoi. Autre point positif, l’exposition laisse le choix au visiteur indécis : se laisser guider par le parcours diachronique ou prendre des chemins de traverse selon son humeur et flâner au gré des rencontres. Et, en la matière, les tentations sont nombreuses. De l’Antiquité à l’époque contemporaine, le voyage à travers ces jardins imprimés révèle un monde vaste et contrasté et, à bien des égards, étonnant. 

 

Le jardin antique : de cœur et d’esprit

Au commencement du monde était… le jardin. C’est en tout cas ce que décrivent les premiers textes, au premier rang desquels, les textes religieux. Dans une première vitrine spectaculaire, la bible du XVIe siècle ne manquera pas d’interpeller. Christophe Plantin l’a imprimée à Anvers entre 1568 et 1572 en quatre langues : hébreu, grec, latin et chaldéen. Le jardin décrit au deuxième chapitre de la Genèse, c’est l’Eden, modèle idyllique que les jardiniers n’auront de cesse de vouloir reproduire ici bas. L’homme a été créé pour cultiver la terre, racontent les hommes d’église pour lesquels il ne fait pas de doute que le premier homme était jardinier. Autre texte religieux évoquant un jardin : le Cantique des cantiques ici dans une version manuscrite datée du XIIe siècle. Il est un lieu enclos et cultivé où s’aiment un homme et une femme, et aussi, un lien entre les êtres et le divin. La jeune amoureuse est comparée à un « verger de grenadiers ». L’hébreu qui l’emprunte au perse, traduit alors verger par pardès, et le grec par paradeïsos (1), ou l'éloge d'une femme-paradis...

Theophraste, De Historia et causis plantarum, Trévise 1483 © Fondation Martin Bodmer, Naomi Wenger

L’Antiquité ne se résume pas aux textes judéo-chrétiens. Dans la vitrine, un cylindre d’argile babylonien avec son inscription cunéiforme attire le regard. Le texte gravé sur l’argile n’est pas sacré et il ne fait pas mention des célèbres jardins suspendus, mais « […] énumère plusieurs des grands travaux de construction du roi babylonien, soucieux de laisser trace de son action pour la postérité ». Cependant, dans la mémoire collective, ce sont bien les jardins de Babylone qui ont caractérisé les projets urbains du roi Nabuchodonosor. L’objet conservé demeure extraordinaire et outre le fait que ce soit un privilège que de pouvoir l’admirer, il démontre en creux combien la présence du jardin est constante dans l’histoire de l’humanité. 

Un autre texte fondateur est présenté : L’Odyssée ou le voyage d’Ulysse. Homère y décrit le jardin de Calypso où « pas un Immortel qui n'aurait eu les yeux charmés », celui du roi phéacien Alcinoos, père de la princesse Nausicaa, où poussent des arbres fruitiers, des plantes potagères, la vigne et l’olivier, et le jardin de Laërte, père d’Ulysse, bêchant au pied d’un arbre. Dans le jardin homérique, sur cette terre nourricière, belle, authentique et sensuelle, l’homme retrouve la sérénité et le bonheur. Le commissaire de l’exposition, Michael Jakob professeur de théorie et histoire du paysage à l’Hepia et enseignant en esthétique du design à la HEAD, à Genève, attire l’attention sur un exemplaire exposé dans une autre vitrine. Il s’agit d’une édition de L’Odyssée, imprimée à Venise en 1504, au format in-octavo par Aldus Manutius, inventeur de l’italique et du catalogue éditorial : « Peut-être le premier livre de poche de l’histoire, l’idée étant qu’on pouvait plus facilement le transporter. »

D’autres jardins de l’Antiquité ont favorisé quant à eux l’esprit critique, le questionnement et le doute. Ces jardins ce sont les espaces aménagés où les philosophes et leurs élèves conversent, apprennent et débattent. Il faut marcher dans les traces de Platon, Aristote ou Épicure pour comprendre le lien qui unit les philosophes et le jardin. Chez Platon, l’académie est un espace boisé et irrigué, aménagé d’allées. Chez Aristote, fondateur du lycée, l’école est dite péripatéticienne, du grec peripatetikos qui « aime se promener en discutant » (2). Son lycée est un jardin clos conçu pour transmettre et recevoir le savoir. S’y promène Théophraste, disciple d’Aristote, et auteur du premier traité sur les plantes de l’Antiquité. Chez Épicure, le jardin donne son nom à l’école. On y accepte, outre les jeunes hommes bien nés, les femmes et les esclaves. Son « Jardin » ne fait pas que prôner l’ascétisme, il œuvre aussi pour la sérénité de l’âme, cette « ataraxie » du sage si chère à l’épicurisme.

Sacra Biblia, imprimeur Christophe Plantin, Anvers 1572 © Fondation Martin Bodmer, Naomi Wenger

C’est aux copistes de l’Antiquité et du Moyen-Âge, - le premier livre imprimé sur les jardins date de 1485 (3) -,  ainsi qu’à l’exigence de rigueur, au plus près des originaux, qui mobilisa les érudits de la Renaissance que l’on doit de connaître les textes antiques. À travers les descriptions qu’ils font du jardin et des symboles qui y sont attachés, le lien indéfectible entre l’homme, la nature et la culture se fait éloquent. Depuis, les jardins n’ont jamais cessé d’inspirer les arts et les sciences comme la littérature s’est elle-même nourrie de ces espaces naturels investis par la créativité. 

 

Johann Wonnecke von Kaub, Gart der Gesundheit, Peter Schöffer, Mayence 1485, collection privée.

Jardins des Lumières : nouvelles mœurs jardinières

Avec le siècle des Lumières, le jardin va explorer de nouveaux horizons. Le XVIIIe siècle humaniste fait souffler un vent de changement et ce sont presque 5 000 jardins à la française qui auraient été détruits à cette époque en Europe pour laisser place à des jardins à l’anglaise. Place au pittoresque, au style anglo-chinois. Ce nouveau jardin semble plus naturel que le jardin français tiré au cordeau. C’est en 1711 qu’on le fait naître avec la création de Lord Burlington. « Cette révolution, portée par des écrivains et des intellectuels, est aussi esthétique que politique. Nous passons du jardin français absolutiste, le jardin du roi, au jardin plus « libéral », « naturel », « sauvage ». Le jardin à l’anglaise est par opposition plus individualiste. Il faut y flâner seul, s’y perdre, y lire, l’objectif étant que l’on ne sort pas du jardin comme on y est entrés », commente M. Jakob.

DansThe Spectator, revue périodique anglaise créée au lendemain de l’instauration de la monarchie parlementaire et de la liberté de la presse (1688), Joseph Addison écrit en 1712 : « Il y a quelque chose de plus hardi et qui sent plus la main d’un maître dans les traits grossiers et négligés de la Nature, que dans les coups de pinceau les plus délicats et les embellissements de l’Art.» (4). Le jardin désormais fait l’objet d’une théorie esthétique révolutionnaire, qui place la nature au-dessus de l’art, en contradiction avec le siècle précédent et la philosophie de Descartes. « Pendant une trentaine d’années, le jardin est traité comme étant une œuvre d’art totale parce que le jardin influe aussi dans la peinture, la poésie, la sculpture, la musique » relève Michael Jakob. 

La littérature s’empare du thème et les publications sur le jardin se multiplient. Les philosophes du siècle des Lumières s’en emparent à leur tour. Parmi ces derniers, Jean-Jacques Rousseau qui a pratiqué la botanique tout au long de sa vie. Deux jardins illustrent bien sa pensée : les jardins du marquis de Girardin à Ermenonville où le philosophe sera inhumé sur l’Île des peupliers, et celui, littéraire, de La Nouvelle Héloïse où il est question d’esthétique du jardin,« véritable best-seller du XVIIIe siècle » souligne le commissaire de l’exposition. En vitrine les six volumes de l’édition originale qui ont été imprimés à Amsterdam en 1761, rehaussés des gravures de l’artiste Hubert-François Gravelot, sont entourés par un essai de René-Louis de Girardin et un traité de Jean-Marie Morel, premier architecte-paysagiste de l’histoire qui a travaillé à Ermenonville aux côtés du peintre et créateur de jardins Hubert Robert. 

La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau © Fondation Martin Bodmer, Naomi Wenger

C’est le siècle des Lumières qui voit la création d’un nouveau métier : paysagiste. En 1789, Humphry Repton associe les outils du peintre, de l’ingénieur et du jardinier. Il dialogue avec le client. Il dessine des vues avant et après à l’aquarelle, cachées par un rabat mobile et accompagnées d’un texte argumenté comme le montre l’ouvrage exposé qui a été imprimé à Londres en 1794-95, intitulé Sketches and hints on landscape gardening (Esquisses et suggestions relatives à l’art des jardins paysagers). C’est aussi au XVIIIe siècle que naissent ces « patterns books », catalogues proposant aux clients différents modèles de jardin. 

Ces jardins du XVIIIe siècle s’inscrivent dans la lignée des jardins humanistes et programmatiques de la Renaissance italienne. Bien que l’idée du progrès humain ne soit plus ce qui guide leur création, ils peuvent néanmoins continuer à véhiculer des valeurs. Certaines d’entre elles investissent les jardins sous la forme de symboles que seuls des initiés pourraient interpréter comme ceux de la franc-maçonnerie par exemple. Au XVIIIe siècle, le jardin est aussi un personnage à part entière dans la littérature érotique, lieu de toutes les passions. Preuve s’il en est que les plaisirs terrestres et charnels, ici allégés du puritanisme religieux, ont de tout temps fait bon ménage.

 

Jardin contemporain : l’anti-jardin 

L’exposition s’achève avec Derek Jarman. L’artiste et réalisateur anglais, mort du sida en 1994, s’y livre à travers une série de journaux intimes publiés sous le titre Modern Nature. Ses mémoires embrassent aussi bien son enfance et la maladie que son jardin implanté à Dungeness dans le Kent, mais aussi, son expérience à la réalisation de son film, The Garden sorti en 1990. Le jardin est ici à la fois symbole de vie et symbole de mort. Il est aussi et encore la source d’une inspiration créative en lien avec la nature, l’environnement et avec cette intériorité de l’être que l’on nomme « jardin intérieur ». « Le jardin de son cottage au bord de la mer va être utilisé comme un jardin thérapeutique dans le sens existentiel, informe Michael Jakob. C’est un anti-jardin parce qu’il n’est pas clos. Il se prolonge à l’infini jusqu’à la mer. Il est très peu aménagé et les plantes y poussent en toute liberté, sans intervention. » On peut y voir des ressorts, des objets abandonnés… L’artiste y jouira jusqu’à sa mort d’une quiétude et d’un bonheur paradoxal qui, peut-on espérer, aura soulagé les dernières heures de son existence. 

Modern Nature, Derek Jarman, Century, Londres 1991 © Fondation Martin Bodmer, Naomi Wenger

Clore l’exposition avec cet anti-jardin illustre habilement le lien qui unit le jardin à l’écriture. Dans cette vision contemporaine du jardin, se lit l’histoire d’un topique de l’humanité. Dans ce XXIe siècle de forte urbanisation, où près de deux personnes sur trois habiteront dans des villes d’ici 2050 d’après l’Onu, le jardin devrait continuer à stimuler l’imagination et la créativité. Dans le contexte de la mondialisation économique et financière, peut-on espérer que la Terre devienne à son tour ce jardin édénique des premiers monothéistes ?

Rien de moins sûr, le motif resterait plutôt enclin à exacerber des vertus se souciant peu de l’intérêt général : « Un jardin est toujours élitiste quelle que soit l’époque. Les jardins de quelques mètres carrés derrière les maisons alignées dans les cités industrielles de l’Angleterre sont élitistes, « my home is my castle ». Certes, les grands jardins urbains, tel Central Park à New York, nés aux XIXe siècle ont été conçus pour tous, mais les caractéristiques aristocratiques et autistes du jardin ont subsisté. Veut-on vraiment partager le paradis avec autrui ? », demande Michael Jakob.

 

(1) Biblia latina : canticum canticorum, cum glossa ordinaria [ Bible latine : Cantique des cantiques ], Philippe Lefebvre, in « Des Jardins et des Livres », sous la direction de Michael Jakob, Métis Presses/Fondation Bodmer, 2018. (2) Découvert en 1996 par les archéologues, le site historique du lycée d’Aristote est ouvert au public depuis juin 2014 (Rigillis, 11, Athènes). (3) Voir l’exemplaire exposé, Gart der Gesundheitde Johann von Kaub, imprimé à Mayence en 1485 par Peter Schöffer. (4) Frédéric Ogée, « Des Jardins et des Livres », pp. 284, op. cit.

 

Commissariat  

Michael Jakob, professeur de théorie et histoire du paysage à l’Hepia (Haute École du paysage, d’ingénierie et d’architecture), professeur de littérature comparée à l’Université de Grenoble et enseignant à la HEAD (Haute École d’art et de design) à Genève.

Jacques Berchtold, professeur et écrivain. Directeur de la Fondation Martin Bodmer depuis février 2014. Titulaire entre 2008 et 2014  de la chaire de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université de la Sorbonne à Paris, il codirige la nouvelle édition (en cours) des Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau.

 

Jardins de la Bodmer : en travaux !

Alors que l’exposition « Des Jardins & des Livres » a commencé, les visiteurs du musée ont pu constater le chantier en cours. Les travaux ont été entrepris à la mi-septembre 2017. L’extension en sous-sol sur deux niveaux devrait être achevée en 2020. La structure enterrée abritera les réserves muséales, un atelier de restauration, une salle de lecture ainsi qu’une cafétéria et une librairie. Le budget total du projet s’élève à 7 millions CHF.

 

 

 

La Fondation

Classée au registre « Mémoire du monde » de l’Unesco en 2015, la Fondation Martin Bodmer est un lieu de culture et de recherche dédié à la conservation et au « rayonnement de la pensée universelle ». Elle est considérée comme l’une des plus belles collections privées du monde. Elle abrite quelque 150 000 pièces en près de 120 langues, des centaines de manuscrits occidentaux et orientaux, des milliers d’autographes et papyrus, 270 incunables (imprimés antérieurs à 1500), parmi lesquels l’un des rares exemplaires de la bible de Gutenberg. Son but est de refléter « l’aventure de l’esprit humain » selon la volonté de son fondateur, Martin Bodmer.

Route Martin Bodmer 19, 1223 Cologny, Genève.

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