La galerie Schifferli honore Jacques Benador
Patrick Pouchot-Lermans propose une exposition en plusieurs accrochages successifs. Ils illustreront les goûts du galeriste genevois.
Il faut avoir des références, et surtout fièrement le faire savoir. Pour Patrick Pouchot-Lermans, qui a repris en 2012 la galerie Schifferli, tout vient ainsi de Jacques Benador. Un maître avec lequel il a longtemps travaillé. Il faut dire que l’homme faisait autorité dans son espace situé à l’angle de la rue de l’Hôtel-de-Ville et de la Taconnerie. Fils et neveu de marchands d’art, Benador se situait lui-même dans une filiation. Il avait amené à Genève des grands noms de la création contemporaine, alors que ces gens restaient loin de se voir unanimement reconnus. On cite toujours Cy Twombly, dont il avait montré en pionnier les œuvres en 1963, alors que l’établissement se trouvait encore à la Corraterie. La légende veut que les passants en colère aient craché contre les vitrines. Mais il y a aussi eu ici des surréalistes comme Max Ernst, Yves Tanguy ou le Bâlois Kurt Seligmann. Des figuratifs dont Fernand Léger ou les Vaudois Edmond Quinche et Pietro Sarto. Des abstraits parmi lesquels Sam Francis ou Hans Hartung. Un éclectisme assumé. Il n’existe pas qu’une seule vérité.
Débuts place des Alpes
La galerie était née aux Pâquis en 1928. Elle se trouvait place des Alpes, non loin du Monument Brunswick. Un quartier où une telle maison ne penserait plus trop s’installer aujourd’hui, même si une artère comme la rue de Monthoux tend aujourd’hui à se gentrifier. Elle était l’œuvre de David Benador (1893-1974) et de son jeune frère Charles (1896-1943), qui s’occupaient alors essentiellement de peinture ancienne ou impressionniste. L’entreprise déménagera plus tard sur l’autre rive, plus propice au commerce d’art. Plusieurs antiquaires, dont Paul Rossire, pourront ainsi succéder aux Benador dans leur arcade de la Corraterie. Jacques prend la suite de son père âgé en 1973. Il va migrer dans un rez-de-chaussée aujourd’hui occupé par les De Jonckheere. Un grand local sur deux étages, avec des salles d’exposition en enfilade.
«Si l’anecdote est plus forte que les moyens picturaux, le peintre n’est pas digne d’intérêt.» Jacques Benador
Patrick Pouchot-Lermans ne dispose pas d’autant de place. Son magasin mesure inexorablement seize mètres carrés. Un récent remodelage lui donne certes une illusion d’ampleur. Mais il est bien clair qu’une exposition comme celle qu’il a préparée ne saurait se voir montrée d’un coup. Prévue jusqu’au 19 novembre, elle procédera donc par accrochages successifs. Un toutes les trois semaines. Il y a (ou aura) là des œuvres ayant passé par les mains de Jacques Benador, mort en 2010 à 83 ans. Ou alors elles refléteront ses goûts profonds. Une vision de la création plutôt exigeante. L’homme ne transigeait pas. Il n’abaissait pas la barre. Il suffit d’ailleurs de le citer.
«Si l’anecdote est plus forte que les moyens picturaux, le peintre n’est pas digne d’intérêt.»
Je vous raconte dans l’article qui suit mes rencontres avec Jacques Benador dans les années 1990 et 2000. Mes souvenirs sont pour une fois assez clairs.
Pratique
«Hommage à Jacques Benador», galerie Schifferli, 32, Grand-Rue, Genève, jusqu’au 19 novembre. Tél. 022 312 18 20, site www.galerie-schifferli.ch Ouvert du lundi au samedi de 13h30 à 17h30. Il existe un petit catalogue.
Quand je rencontrais Jacques Benador dans les années 1990 et 2000. Conversations avec un homme très secret
La galerie peut sembler austère. Est-elle intimidante pour autant ? A l’heure où les marchands d’art genevois tendent timidement à s’associer depuis les années 1970 pour combattre «la peur du seuil» (Schwellenangst) avec l’AGGAM (1), Jacques Benador fait en tout cas cavalier seul. Il reste dans la tradition des maisons discrètes ayant fait la réputation genevoise, de Bonnier dans l’immeuble Clarté du Corbusier à Marie-Louise Jeanneret du côté de Champel. Avec quelque chose en plus, tout de même. Il publie parfois, à l’instar de cet Edwin Engelberts dont je viens de vous parler. Et ses livres font date.
La pipe à la main
Une fois la porte poussée, il faut parfois attendre quelques secondes. Jacques Benador se trouve à l’étage. Pas de stagiaire pour vous accueillir en sortant le nez de son ordinateur. Le maître de maison fait tout. C’est à peine si son épouse Stella le remplace quand il n’est pas là. La technologie moderne n’est pas davantage entrée ici que chez les Beyeler à Bâle. Quelques craquements de marches en bois, un peu fatiguées, et Jacques Benador se trouve devant vous. Il s’agit d’un tout petit monsieur tenant sa pipe par le fourneau quand il ne l’a pas à la bouche. La conversation se révèle facile, sauf la première fois. J’ai alors éprouvé l’impression de passer une sorte d’examen. Il y avait l’art moderne bien sûr, dont il reste un des spécialistes. Mais aussi les fondamentaux. Le dialogue a ensuite pu s’engager. Le galeriste possède ses convictions, dont il ne démordra pas. Mais il n’élève jamais la voix. Nous restons dans le registre de la conversation. L’homme ne vous vend pas ses idées avec le reste. Il n’est d’ailleurs jamais question ici d’argent.
En temps normal, le galeriste et son hôte restent dans la vaste pièce d’accueil, qui n’a rien du «white cube» actuel, éclairé crûment comme une salle d’hôpital. Rien n’est fait pour épater le client, même si j’ai une fois croisé chez lui Claude Berri. Il y a aux murs quelques tableaux d’une taille raisonnable. Je sais que Jacques Benador a proposé en primeur aux Genevois quelques nouveaux noms très importants, mais il n’en fera jamais étalage. Depuis quelques années, les artistes auxquels il a cru tendent à quitter ce monde pour ce qu’on appelle la postérité. Il lui reste quelques compagnons de route bénéficiant parfois d’une exposition personnelle: Edmond Quinche, Piero Sarto… Le public accède alors aux salles se trouvant à l’arrière, du côté non plus Taconnerie mais rue de l’Hôtel de Ville. Elles donnent sur l’artère par des fenêtres n’ayant vraiment rien de vitrines. Nous sommes dans cette discrétion qui engendre fatalement une sélection élective.
Une queue de comète
Jacques Benador a proposé ou propose encore des peintres étrangers de Cy Twombly à Tal Coat. Mais il réserve une large place aux créateurs suisses, dont les meilleurs n’occupent à son avis pas leur vraie place. Voir porté un Hans Erni au pinacle, alors que Charles Rollier peine à conserver son audience, même locale, le choque profondément. Certaines vedettes à la mode lui semblent des usurpateurs. L’homme éprouve de la peine face aux nouvelles générations, qui se profilent en Suisse romande par le biais d’écoles d’art tournées vers de formes de plus en plus radicales. Le conceptuel l’indiffère. Le vétéran incarne avec le sourire, car avec lui l’ironie n’est jamais loin, une tradition classique qui tend à s’en aller. Héritier d’un père et d’un oncle, il sait qu’une nouvelle génération familiale ne viendra pas après lui, même si l’un de ses fils, Emmanuel, travaille dans l’art à New York. Je le sens à nouveau lorsqu’il est question de fêter les 75 ans de la maison Benador, qu’il a fait déménager en 1973 dans un rez-de-chaussée de la Vieille Ville.
L’échange s’arrête net à propos de cet anniversaire quand sa vie privée commence. Je suis supposé faire un article pour la «Tribune de Genève». Pas question d’accepter de se faire tirer le portrait par un photographe. Son visage lui appartient. Il ne subsiste d’ailleurs aujourd’hui que très peu d’images de lui. En général furtives. Aucun détail biographique ne me sera donné non plus. Cette intimité selon lui factice n’a rien à voir avec le vrai sujet qui devrait intéresser le lecteur, à savoir la peinture. Je ne saurai ainsi jamais si mon vis-à-vis était vivant (car il reste difficile de lui donner un âge) à la fondation de la galerie en 1928. Jacques Benador va s’en tirer avec une pirouette, une de plus, après avoir envoyé un nouvelle fois dans l’air la fumée de sa pipe odorante.
«Si j’étais déjà né? Je dirais plus ou moins.»
(1) Association des galeries genevoises d’art moderne.
Paru dans Bilan.ch le 22 septembre 2022