La Fondation Martin-Bodmer aligne à Cologny les nains et les géants du livre ancien

par Etienne Dumont
27 mai 2020

Certains ouvrages échappent à la norme depuis la fin du Moyen Age. Ils sont immenses ou minuscules. L'exposition propose ces exceptions.

Le plus petit livre pèse environ deux grammes. Le plus lourd flirte avec les 30 kilos. Le poids, plus ou moins, d'un des «sumo» actuels de Taschen, livrés avec leur support. Nous sommes à la Fondation Martin-Bodmer de Cologny. L'exposition semi-permanente s'intitule «Géants et nains», même si le second de ces deux mots se voit aujourd'hui rayé du vocabulaire dans la mesure où il est devenu offensant. Il s'agit de présenter l'exceptionnel, l'ouvrage imprimé répondant toujours davantage à des normes strictes. «Il y a à cela une raison pratique», explique le commissaire Nicolas Ducimetière. «Les ouvrages que nous proposons dans nos vitrines ont la plus grande peine à entrer dans les rayons d'une bibliothèque. Nous en avons du reste retrouvé certains, posés à plat, sous nos toîts. Il a fallu quelques restaurations.»

L'affiche de l'exposition.  ©Fondation Bodmer, Cologny 2019.

L'affiche de l'exposition. ©Fondation Bodmer, Cologny 2019.

L'exposition n'en constitue pas véritablement une. «A la fin de notre présentation de documents sur Ferdinand Hodler, nous avons été confrontés à un choix. Nous pouvions revenir à une présentation classique de belles pièces allant de la fin du XVIIe siècle à nos jours. Elle aurait complété au centre de la grande salle souterraine le contenu des vitrines murales. Il était aussi envisageable d'organiser une manifestation temporaire.» La voie médiane a triomphé. «J'ai finalement préféré proposer des pièces pour la plupart inédites tirées de notre fonds. Elles présentent, en dépit de leur disparité, un trait commun. Celui d'échapper à la moyenne et ce, de deux manières. En devenant énormes ou minuscules. Il y a là d'un côté la recherche de la manifestation de pouvoir. De l'autre une évidente volonté de performance. Le livre lilliputien que vous voyez là, sous une loupe, est longtemps demeuré le plus petit livre du monde. Notez que sa lisibilité n'en souffre pas trop. Les caractères et l'impression se révèlent d'une excellente qualité.»

Présentation par thèmes

Dans une dizaine de grandes vitrines, le public peut donc découvrir jusqu'à la fin 2020 des curiosités regroupées par thèmes. Tout commence avec un superbe exemplaire calligraphié et orné de miniatures, des «Métamorphoses» d'Ovide (celles-là même que célèbrent aujourd'hui notre Musée d'art et d'histoire). «Un manuscrit napolitain créé pour un proche de la cour des Aragon», précise Nicolas Ducimetière. Cette grosse chose se retrouve entourée d'une petite version médiévale de la «Magna Carta» anglaise et d'une autre, également réduite, des «Stimuli dilectionis» d'Eckhart de Schönen. Un texte rare du XIIe siècle. «A côté d'ouvrages monumentaux, d'usage souvent religieux et collectif, il existe désormais ce que nous appelons le livre de poche. Personnel. Léger. Facile à véhiculer. Bientôt imprimé.» A Venise, l'éditeur Aldo Manuzio, dont je vous ai déjà parlé à l'occasion d'une superbe exposition à l'Accademia, s'en fera une spécialité au début du XVIe siècle.

L'Ovide napolitain de la fin du XVe siècle. Enorme. ©Fondation Bodmer, Cologny 2019.

L'Ovide napolitain de la fin du XVe siècle. Enorme. ©Fondation Bodmer, Cologny 2019.

A l'autre bout de l'échelle se trouvent donc les monstres. Les indéplaçables. Les éléphantesques. Les (presque) inconsultables. «Nous ne possédons pourtant pas «La description de l'Egypte», sortie de presse au XIXe siècle. Elle était vendue avec son meuble de présentation...» La production de tels objets, d'autant plus coûteuse qu'ils étaient réalisés à un petit nombre d'exemplaires, pouvait résulter de buts différents. «Il y a les affirmations de pouvoir, comme l'album que nous présentons avec les gravures du Sacre de Louis XV en 1722. Mais il peut aussi y avoir une nécessité de présenter de très grandes planches aquarellées, qu'elles représentent des oiseaux exotiques ou les fresques, aujourd'hui bien endommagées, du Campo Santo de Pise.» J'ajouterai les chefs-d’œuvre typographiques, comme l'Homère sorti des presses de Bodoni à Parme, vers 1820. «Martin Bodmer, qui était un collectionneur du genre sérieux, tourné vers les manuscrits et les éditions originales, développait un visible faible pour les productions Bodoni.»

La matérialité de l'objet

Visuelle, avec des livres par ailleurs illustrés par Jean-Baptiste Oudry, William Blake ou Salvador Dalí, l'exposition entend bien sûr séduire, mais aussi ramener le public à la matérialité des choses. «Nous sommes ici, à la Bodmeriana, à la pointe de la numérisation avec les projets e-codices et bodmer.lab. Ce sont de belles réalisations. Elles rendent accessibles, n'importe où, les ouvrages phares de nos collections. Les chercheurs peuvent ainsi les découvrir et les étudier avant de demander à les voir pour de vrai. Curieusement, à l'encontre de l'avis général, cette diffusion nous a pas enlevé, mais créé des demandes supplémentaires.» On peut le comprendre. Les écrans ont beau nous renseigner sur les dimensions, celles-ci restent abstraites pour la plupart des consultants. «Ils n'ont pas conscience de l'objet lui-même, avec sa reliure, son papier et surtout sa taille.» Une doctorante un peu cérébrale s'est ainsi étonnée de découvrir que l'édition des fables de La Fontaine illustrées par Oudry formait en fait un très gros volume. Elle le pensait d'une taille normale...

Un livre religieux d'un demi centimètre de haut. ©Arcinfo

Un livre religieux d'un demi centimètre de haut. ©Arcinfo

«Géants et nains» comporte également quelques autographes. Grands et petits comme il se doit. «C'était l'occasion de présenter la lettre que Victor Hugo a adressé à Lord Palmerston sur la peine de mort, dont le Britannique restait le défenseur. Elle est écrite avec des pattes de mouche, mais bien lisibles. Il s'agit d'une acquisition de 2014.» Retenez la date! Il faut prouver que la Fondation ne s'endort pas sur ce qu'on appelle des lauriers. «La meilleure preuve, c'est que l'exposition se terminera au moment où nos travaux d'agrandissements l'obligeront.» On sait que l'institution privée se veut à l'avenir plus ouverte aux chercheurs et plus accessible au public. «Nous aurons même une vraie librairie et une cafétéria.» Le but est bien sûr d'augmenter le nombre des visiteurs, déjà ascendant. «Nous en sommes à 20 000 personnes par an. Il faudrait atteindre le 30 000 pour justifier sinon notre existence, du moins celle en tant que musée.»

 

Pratique

jusqu'au 1er septembre 2020 : «Géants et nains», Fondation Martin-Bodmer, 19-21, route Martin-Bodmer, Cologny, Genève.

https://www.artageneve.com/lieu/musees-fondations/fondation-martin-bodmer

 

 

Paru dans Bilan.ch le 25 juillet 2019