Pipilotti Rist, Pixel Forest, 2016. Vue de l’installation 'Pipilotti Rist: Sip my Ocean', Musée d’Art contemporain de Sydney, Australie, 2017. Photo : Anna Kucera.  Avec l’aimable autorisation de l’artiste, Hauser & Wirth et Luhring Augustine.

Arles 2018 Le parcours «improvisé» de L’Art à Genève

par la rédaction
2 août 2018

Qui trop embrasse, plus rien n’étreint. L’adage est à méditer avant de planifier son voyage à Arles. Les Rencontres créées en 1969 par Lucien Clergue sont entrées depuis dans l’ère de l’image et du monde global. Les photographes du monde entier s’y retrouvent, pour exposer, échanger, partager. 

Même si la manifestation actuelle a peu à voir avec celles des premières décennies autrement plus conviviales, durant lesquelles la proximité avec les grands noms de la photographie opérait sans artifices, elle reste incontournable. 

Les différents espaces d’exposition, en croissance cette année encore, émaillent la cité camarguaise de territoires étranges, inconfortables, dénonciateurs. L’humanité représentée n’est pas une mais multiple. Le temps est donc nécessaire pour en apprécier la profondeur et les subtilités aussi disparates soient-elles.

Au total ce sont plus de quatorze « séquences », et près d’une trentaine d’expositions qui constituent le parcours officiel de l’édition 2018, les programmes associés et les « invités », - cette année le Palais de Tokyo et l’opéra national de Paris. 

Du documentaire à l’art contemporain, les différents modes d’expression photographique sont représentés. La création est foisonnante. Photographes emblématiques du XXe siècle et  jeunes artistes s’y côtoient, formant des ponts entre les époques, associant des approches esthétiques et des idées d’une manière inédite et terriblement stimulante. 

Chasser le naturel…

La partie dédiée aux Etats-Unis d’Amérique prend le contrepied du slogan de campagne de l’actuel président des Etats-Unis. Dans America great again, cinq photographes décrivent la société nord-américaine. Ils racontent l’histoire non officielle, celle que n’écriraient pas les serviles conseillers en communication du pouvoir exécutif. 

L’Amérique de Robert Frank, le Zurichois, montre la classe ouvrière, la société des loisirs et de la consommation, la ségrégation raciale, et déjà un territoire morcelé par les inégalités. Soixante ans après, la série Les Américains, parue en 1958, n’a rien perdu de son éloquence. Quelques images qui ne furent pas publiées à l’époque de la sortie d’un livre « qui choqua le monde à sa parution », complètent l’exposition.

Robert Frank, New York City, 1951-1955. Collection Fotostiftung Schweiz, Winterthour. Don de l’artiste.

Toujours à l’espace Van Gogh, l’exposition consacrée à Raymond Depardon montre des photos prises entre 1968 et 1999. Au total ce sont 76 clichés qui couvrent le territoire américain de l’océan pacifique à l’océan atlantique. Un espace spectaculaire et un temps à hauteur d’hommes. 

Le britannique Paul Graham expose trois séries de travaux réalisés entre 1998 et 2011. Dans American Night à apprécier à l’église des frères prêcheurs, il s’attache à révéler une lutte des classes qui ne dit pas son nom. 

Paul Graham, La Nouvelle-Orléans, série a shimmer of possibility  [un scintillement de possibilités],  2003-2006. Avec l’aimable autorisation de Pace/MacGill Gallery,  New York ; Carlier | Gebauer, Berlin ; Anthony Reynolds Gallery, Londres.

C’est aussi Laura Henno qui observe la misère, telle une Dorothea Lange, au milieu d’un désert ni « great » ni « golden ». Enfin, ce sont les clichés du Palestinien Taysir Batniji qui interrogent l’identité, l’altérité, le rêve américain.

La grande mutation

Dans la séquence Humanité augmentée, Matthieu Gafsou interroge le corps, objet de manipulation et d’expériences. L’artiste lausannois oriente son regard en direction du transhumanisme. Ses images fascinent. Le culte de la technologie y est interpellé avec neutralité. La démarche explore et s’adresse aussi bien à l’intelligence et à la volonté de comprendre qu’au sens esthétique. Les domaines visités, de la recherche médicale à l’innovation numérique, dressent un tableau saisissant de ce que pourrait devenir une humanité en quête d’immortalité. 

Matthieu Gafsou La bioluminescence chez la méduse Aequorea victoria a permis aux scientifiques de faire certaines avancées grâce à la transgenèse, à savoir le transfert d’un gène d’une cellule d’une espèce vers une cellule appartenant à une autre espèce. C’est ainsi que des souris ont reçu ce gène et l’expriment une fois exposées aux UV. Cette propriété est utilisée par les chercheurs comme marqueur permettant d’analyser le développement de tissus ou d’organes, de tumeurs, etc. Fribourg, le 30 mars 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, de Galerie C et de MAPS.

Puissant, elliptique, froid et intensément humain, le travail de l’artiste suisse scrute méticuleusement son sujet. Les ramifications que ce dernier génère pénètrent plusieurs sphères de la société. On découvre les coulisses de la haute technologie, des laboratoires de recherche, et l’on s’attarde en compagnie d’une femme qui ne pourrait vivre sans l’assistance médicale d’un respirateur artificiel. Le transhumanisme effraie par son aspect totalisant, tel que signifié par les mots repris du gourou de la silicone valley, Ray Kurzweil qui a prédit qu’en 2030 il sera possible de « transférer l’esprit humain dans une machine. »

Au fil de l’exposition, le lien qui unit l’être humain et la machine prend de l’épaisseur dans le minimalisme formelle des prises de vue. Véritable enquêteur de cette modernité en train de naître, Matthieu Gafsou fait le récit anthropologique d’une humanité en pleine mutation. Une mutation non dénuée de « violence latente » dit-il. H+ est à voir à la maison des peintres jusqu’au 23 septembre 2018.

William Wegman, Tamino et sa flûte enchantée, 1996. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Sperone Westwater Gallery.

Pour dédramatiser, on pourra poursuivre avec l’artiste américain William Wegman au palais de l’archevêché, dans le programme Figures de styles. Ces clichés révèlent un artiste polyvalent, par ailleurs capable de manier le pinceau, le crayon comme l’appareil photo et la vidéo. Dans Être humain, ce sont les animaux qui renvoient les différentes nuances émotionnelles de l’humanité. Ont posé bien sûr ses célèbres braques de Weimar, dont le premier nommé Man Ray, est entré dans la vie de son maître en 1970. Portraits de prêtre, d’ouvrier, d’avocat, de chasseur, et portraits de chiens stylisés, après tout quelle différence ? Parfois le détour est le plus court chemin pour parvenir à sa fin…

O tempora, o mores

La section consacrée au Nouveau prix découverte réunit onze artistes de moins de 45 ans présentés par dix galeries d’art contemporain. 

Se lit une humanité tour à tour allégorique, poétique, scientifique, spirituel, pragmatique etc. Ici bien souvent la fiction et la réalité se mêlent sans que l’on puisse véritablement déterminer la frontière qui les sépare. 

Christto & Andrew, représentés par la galerie Metronom (Modène), posent eux aussi la question du présent à l’ère numérique et d’un futur défini par la singularité. 

Thomas Hauser, Module #3, 2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Thomas Hauser, galerie Un-spaced (Paris), interroge la mémoire. Ces photographies grand format brouillent la vision. Elles dissimulent plus qu’elles ne révèlent, comme le temps finit par effacer les traces du vivant, ne conservant que les vestiges archéologiques que les générations à venir devront déchiffrer.

Contre l’oubli et aussi « pour l’espace », pourrait-on ajouter, le travail d’Anton Roland Laub, galerie Kehrer (Berlin), raconte l’absurdité d’un épisode méconnu de l’histoire de la Roumanie sous Ceaucescu. 

Anton Roland Laub, Église Saint-Jean-Nouveau, Bucarest, série « Mobile Churches », 2013-2017. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Dans les années 80, le dictateur roumain décide de raser un tiers du centre historique de Bucarest. Les églises n’y échappent pas sauf sept d’entre elles : « soulevées, placées sur rails, elles sont déplacées puis masquées par des blocs d’habitation. À ces églises orthodoxes est associée une synagogue prise en tenaille par un « U » d’immeubles. » Le travail du photographe documente, rassemble, produit des pièces officielles, raconte le passé au présent. Il fait œuvre de documentariste inspiré, contre l’amnésie et au nom d’une mémoire collective à préserver.

Quant à Julien Creuzet, dans le programme Émergences, il immerge le visiteur dans la réalité virtuelle avec un sujet transversal : la circulation du maïs. Sa première exposition incluant ce médium est soutenu par le Palais de Tokyo en collaboration avec le magazine Fisheye. Paysans mexicains, civilisation précolombienne et champs de maïs de l’agriculture intensive en Europe, l’image VR traverse le temps et les espaces avec fluidité.

Prune Nourry, Contemporary Archeology (Night), burial of the Terracotta Daughters in China, 2015. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Le parcours se poursuivra jusqu’à la fondation Luma. Là-bas, la rétrospective Gilbert & George : The great exhibition 1971-2016, le monumental Bouddha et les « images sculptées » de Prune Nourry, ou encore, la forêt de lumières érigée de milliers de LED de l’artiste zurichois Pipilotti Rist réservent de nouvelles émotions…

Spectaculaires, monumentales, intimistes, les Rencontres sont à apprécier avec curiosité, en prenant soin de préserver sa capacité à rester alerte devant tant d’images et autant de discours formulés.

Arles 2018 

Les Rencontres de la photographie

Expositions du 2 juillet au 23 septembre 2018

https://www.rencontres-arles.com

                                                                                                                   

 

En marge du festival

© DRCette année ce sont les designers suisses Marlo & Isaure et Ashraf Chichini, tunisien, qui ont remporté l’appel lancé par l’organisation associée à la villa Noailles – centre d’art d’intérêt national – pour aménager les espaces extérieurs de l’accueil du festival des Rencontres d’Arles. Un appel à candidatures avait été lancé auprès des anciens finalistes du festival Design Parade Hyères. 

Le projet de Marlo & Isaure et Ashraf Chichini, une structure démontable et réutilisable, protège l’espace de conférences du soleil et du vent, grâce à un tissage de cordes colorées. 

Passer sous les ombres mouvantes des cordes et en apprécier la danse géométrique, sentir l’air qui circule, et méditer sous cette tonnelle joueuse et bariolée. 

À Arles, la lumière n’en finit pas de s’écrire de mille et une façons. Sur le sol, les tables de conférences, le gravier de la cour, dans les espaces d’exposition et, au-delà, sur la ville tout entière.

https://www.marloisaure.com